Barraqué le Romantique, et Zimmermann le Mystique, se ressemblent comme deux figures tragiques perdues dans le milieu si rationaliste de la musique contemporaine. Incapables d'accepter leur temps, les compromissions de la carrière, la vie même, ses injustices et ses faillites. L'échec de leur existence est comparable, résumé par ce mot de Barraqué : « La musique, c'est le drame, c'est le pathétique, c'est la mort. C'est le jeu complet, le tremblement jusqu'au suicide. » Hélas pour eux.
Sans eux la musique de la période sérielle n'eut été qu'une aventure d'ambitieux ou de malins. Leur musique fut un engagement total, impliquant l'être même, jusqu'à sa mort. Et c'est justement leurs décès, prématurés, qui en ont fait définitivement des artistes atypiques, musiciens ayant sacrifié leur carrière à une vision trop haute de l'art. Certes leur génie fut immédiatement reconnu, mais leur musique mise en quarantaine. En plaçant toute leur œuvre sous le signe de deux livres qui ont la mort pour objet : les imprécations de l'Ecclésiaste pour Zimmermann, La Mort de Virgile d'Hermann Broch pour Barraqué, ils ont été les consciences dérangeant l'idée moderne que l'art est indépendant des drames de la vie. Leur œuvre a la tragédie pour horizon, l'impossibilité de vivre pour certitude, la résorption dans le silence pour fin dernière. Que pèse le formalisme sériel, dont ils useront, et auquel on tente parfois de les réduire, face à l'intensité de tels destins ?
Barraqué a épousé la musique sous le signe du romantisme, enthousasmé par la Symphonie Inachevée. Le rêve de Barraqué sera d'être Schubert. En proie à une faconde musicale naturelle, généreuse, inépuisable. De s'endormir avec ses lunettes afin d'écrire plus vite au matin. Il ne sera qu'inachevé. Car le langage de son temps ne permet plus ce flux de l'imagination. Le drame de Barraqué est emblématique d'une certaine musique du XXe siècle, interdite d'effusion, de sentiments, de libre imagination, contrainte à l'abstraction par la mode d'après-guerre, au structuralisme, à la série sous peine d'exclusion de la scène contemporaine. Il inventa alors une technique, les séries proliférentes, croyant qu'on pouvait simuler l'exhubérence, calculer la fantaisie. C'était une chimère, et son œuvre, dès lors qu'il se limitera à cette méthode d'engendrement mécanique, loin d'être intarissable, ira d'inachèvements en abandons, jusqu'à se taire peu à peu. La carrière de Barraqué, est un long, douloureux effondrement ; son œuvre, une utopie. Mais un rêve que beaucoup auraient été fiers d'avoir poursuivi.
Il est intéressant de voir que Barraqué justifie sa technique par une critique du sérialisme, où il dit entendre encore des résidus de tonalité. La vulgate sérielle demandait qu'on n'utilise dans son œuvre que la série originale et ses quarante-huit dérivations obtenues par transpositions, rétrogradation et renversement. Ces procédés n'affectant pas la nature des intervalles contenus dans la série initiale, toute l'œuvre était donc colorée par une même harmonie, que Barraqué appelait la « tonalité sérielle ». C'est pour combattre cette permanence, que Barraqué rompt constamment avec le développement prévisible par des mesures de quasi-improvisation, dans sa Sonate. Puis à partir de ...au-delà du hasard il invente les « séries proliférantes », qui consistent à multiplier le matériau sériel initial en procédant à des produits d'une série sur une autre. Ce qui a pour effet de permuter l'ordre des notes, de créer de nouveaux intervalles (but recherché), et de faire apparaître des notes pivots toujours situées aux mêmes places dans les séries engendrées, prémisse d'une dialectique entre la polarisation et la variation. Chez Zimmermann, ou Messiaen, qui permutent aussi les notes de la série, cela avait pour but de refermer la musique sur elle-même, d'atteindre à une impression d'immobilité, quand Barraqué cherche par l'engendrement infini de son matériau, à créer un flux musical jamais recommencé, toujours jaillissant, imprévisible. Malgré cette justification avant-gardiste de sa technique, prenant appui sur la modernité de l'époque, le sérialisme, pour le dépasser encore, il faut voir que Barraqué exprimait ainsi sa nostalgie du romantisme. Dans « séries proliférantes » il y a série, mais surtout prolifération, synonyme de « délire créateur », flot continu de l'invention, sans limites, sans fin, sans détermination ; recréation par un procédé formel de cette grâce si décriée : l'inspiration. En cela le sérialisme de Barraqué pèche contre l'esprit sériel. Ce qui explique la méfiance qu'ont eu ses contemporains à son égard.
Mais dès lors il est piégé par son principe, l'œuvre d'art comme musique pure, la combinatoire comme ressort principal du développement. Enfermé dans ce langage qui ne convient pas à son projet d'une œuvre sans limites, il se prive peu à peu de ce qui pourrait le faire survivre : la capacité, la force de composer. À partir de 1955, quand Michel Foucault lui fait découvrir le roman philosophique d'Hermann Broch, La Mort de Virgile, cet immense monologue intérieur, où le poète, au cours des heures qu'il lui reste à vivre, médite sur la mort et tente de « rassembler encore et encore toute existence en lui », œuvre dont l'objet est de réédifier le monde, d'abolir le temps, Barraqué, enflammé, veut consacrer le reste de son existence à l'écriture d'une « Mort de Virgile » musicale. Il devait y avoir douze pièces, trois furent composées. En 1957 il termine un premier état du Temps restitué, qu'il reprendra en 1968 pour le Festival de Royan. En 1959 il finit ...au-delà du hasard. Il entreprend encore un Discours en 1961, qu'il laissera inachevé ; puis à la demande de Boulez qui s'inquiète sans doute du silence progressif vers lequel glisse cet ami à la poursuite de son interminable Virgile, il écrit la seule pièce indépendante du cycle, un Concerto pour clarinette, auquel il mettra la double barre en 1968. Puis il retourne à La Mort de Virgile avec Chant après chant, composé en quelques semaines de 1966 en vue de sa création au Festival de Strasbourg (« Partition que je rêvais austère, dure, violente, somptueuse, [...] stricte, pure, agitée, avare de son expression... ») Puis, plus rien, ou presque. Plus d'œuvres en tout cas, que leurs ruines : un Lysanias arrêté par la maladie en 1966. Les Portiques du Feu, partition inachevée et détruite dans l'explosion accidentelle de son immeuble. L'Homme couché, œuvre lyrique en trois actes, dont il n'existe qu'un plan. Arraché de... : trois portées de clarinettes et un début de chœur. Les Portiques du Feu qu'il tente de reprendre en 1972 : une seule page de musique mise au net. Barraqué ne peut plus écrire : la grandeur de son projet, l'exiguïté de son langage, ont éteint sa voix. Cette Mort de Virgile qu'en 1961 André Hodeir annonçait plus longue (et aussi importante) que Parsifal et la Passion selon Saint Matthieu réunies ! sera finalement plus brève que l'œuvre de Varèse. Sa santé se dégrade dramatiquement. Le 10 août 1973, trois ans jour pour jour après le suicide de Zimmermann, il est frappé d'hémiplégie, et meurt une semaine plus tard.
Il y a une grande simmilitude entre le style musical de Barraqué, ce fameux sérialisme proliférant, tournoyant, flamboyant, et la rhétorique de Broch en longues phrases enroulées sur la fascination de la mort. Et cette quête lyrique d'une unité retrouvée, d'un centre où se rencontrent fin et commencement, rapproche encore Barraqué de la conception elle aussi circulaire, mais augustinienne, du temps musical selon Zimmermann. Seulement elle resta pour lui un idéal inaccessible. Mystique, mais athée, Barraqué ne pouvait admettre comme Zimmermann, que l'unité, le cercle parfait, le temps aboli, fût en Dieu. En cela il y a bien une dimension prométhéenne de l'œuvre de Barraqué. Son Feu : c'est l'Unité dérobée sur l'Olympe et perdue à jamais. Pour elle, pour la donner à entendre aux hommes, il souffrira le martyre. Qu'importent les raisons de son échec : ambition démesurée, manque de métier, enfermement dans une technique inadéquate, maladie, peut-être paresse ? Les blocs chus de son désastre valent pour être l'incarnation de la tragédie de toute aventure créatrice : l'artiste est dévoré par son œuvre.
Extrait d'un article paru dans le livre-programme du festival Musica 1995.
©
Ircam-Centre Pompidou
1995