Symétriades, pour contrebasse et électronique (2013, 10’)
Soliste : Nicolas Crosse
Réalisateur Informatique Musical : Robin Meier
Ingénieur du son : Camille Giularis
Asymétriades, pour contrebasse et ensemble de 15 instrumentistes (2014, 20’)
1fl, 1htb, 1cl, 1clb, 1fgt, 1trp, 1cor, 1trb, 2perc, 1pn, 2vl, 1al, 2vlc + 1cb solo
Soliste : Nicolas Crosse
Ensemble : Ensemble intercontemporain Direction : Peter Eotvos
Ces deux projets seront réalisés en partenariat avec le CIRM et le Festival Manca.
Ces deux pièces destinées à la contrebasse sont étroitement liées à Nicolas Crosse, contrebassiste et soliste de l’Ensemble intercontemporain. Ce projet se place dans la continuité d’une riche expérience menée avec Alain Billard et du cycle de trois pièces autour de la clarinette contrebasse métal s’intitulant Art of Metal que nous avons réalisé ensemble entre 2006 et 2008. Ce type d’aventure, associée à un instrumentiste permet à la fois de repousser les limites de l’instrument soliste mais aussi celles de l’imaginaire du compositeur. Cet aller-retour compositeur/instrumentiste, cette recherche croisée favorise la découverte de sonorités inouïes induites par la combinaison de modes de jeu, de gestes instrumentaux qui semblent dans un premier temps impossibles mais qui le deviennent à force d’échanges, de partages et de travail. La forte attirance que je peux entretenir avec ces instruments graves, la contrebasse ou la clarinette contrebasse métal n’est pas nouvelle et reste au centre de mes préoccupations premières. Les « graves », les « infras », ces fréquences abyssales révélant un « monde d’en bas » où l’oreille humaine est repoussée dans ses retranchements les plus éloignés, là où le son ne s’entend plus mais se perçoit physiquement, charnellement étaient également omniprésentes dans Vulcano pour grand ensemble faisant appel à trois clarinettes contrebasse métal et à deux contrefagotts mais aussi et surtout dans Inferno pour grand orchestre et électronique où cette dernière, au-delà des transformations en temps réel de la masse orchestrale développait une trame de blocs d’infrasons glissant tel un sous-bassement, une « dramaturgie souterraine » exerçant une attraction vers le bas, vers le « centre des graves » durant les 55 mintues de la pièce. La pemière des deux pièces de ce diptyque, Symétriades, pour contrebasse et électronique permettra de se concentrer à nouveau et de repousser un peu plus loin ces limites du grave à l’aide d’un dispositif informatique. La seconde, Asymétriades, pour contrebasse et ensemble, riche de l’expérience avec l’électronique tendra à recréer acoustiquement les sonorités déjà développées dans Symétriades.
L’univers poétique de ce projet, les titres des deux pièces formant ce diptyque, Symétriades et Asymétriades sont directement empruntés au roman de science fiction de Stanislas Lem, Solaris. Solaris est une planète orbitant autour de deux soleils et dont la surface est entièrement recouverte par un océan de matière protoplasmique constituant une énigme absolue pour les scientifiques qui l’étudient depuis presque un siècle. L’océan crée à sa surface de gigantesques formations que les savants ont baptisées en fonction de leurs formes ou de leurs caractéristiques : Longus, Mimoïdes, Agilus, Vertébridés, Symétriades, Asymétriades…
[…]. Les symétriades sont les formations les moins « humaines », c’est à dire qu’elle n’ont aucune ressemblance avec rien que l’homme puisse voir sur la Terre[…]. Les symétriades surgissent subitement. La naissance d’une symétriade s’apparente à une éruption[…]. Une heure avant « l’éruption », vitrifié sur une étendue de quelques dizaines de kilomètres carrés, l’océan commence à briller[…]. Au bout d’une heure, l’enveloppe luisante de l’océan s’envole et forme une bulle monstrueuse, qui réfléchit le firmament, le soleil, les nuages et l’horizon tout entier, gerbe d’images changeantes et diaprées[…]. Et soudain, l’immense globe flamboyant, à peine s’est-il déployé au-dessus de l’océan, éclate à son sommet et se fend verticalement[…]. Les arceaux membraneux dirigés vers le ciel se replient à l’intérieur et se fondent en un torse trapu, au sein duquel se poursuit une multitude de phénomènes[…]. Au centre du torse[…], un processus gigantesque de polycristallisation dresse un axe, appelé communément « colonne vertébrale »[…]. L’architectonique vertigineuse de ce pilier central est soutenue in statu nascendi par des fûts verticaux, d’une consistance gélatineuse presque liquide, qui jaillissent continuellement de crevasses démeusurées. Pendant ce processus – […] – , le colosse émet un rugissement sourd et continu. Du centre vers la périphérie se déroulent ensuite les révolutions compliquées de lourds ailerons, sur lesquels s’épaississent des traînées de matières ductiles montées des profondeurs. Simultanément, les geysers gélatineux se muent en colonnes mobiles projetantdes tentacules ; fiseaux d’antennes, orientés vers des points de la structure rigourusement déterminés par la dynamique d’ensemble, rappelent les branchies d’un embryon et tournoient à une vitesse fabuleuse, inondés de filets de sang rose et d’une sécrétion vert sombre, presque noire. À partir de ce moment, la symétriade commence à révéler sa particularité la plus extraordinaire – la faculté de « modeler » ou même de nier certaines lois physiques. Disons tout d’obord qu’il n’existe pas deux symétriades identiques et que la géométrie de chacune d’elles est toujours une « invention » nouvelle de l’océan vivant. L’intérieur de la symétriade devient une usine fabriquant des « machines monumentales », ainsi qu’on désigne fréquemment des créations, bien qu’elles ne rappellent nullement les machines construites par l’homme ; il s’agit ici d’une activité aux fins limitées et par conséquent en quelque sorte « mécanique ». Quand les geysers jaillissant de l’abîme se sont figés en colonnes ou en galeris et couloirs s’égaillant dans toutes les directions, quand les « membranes » se sont fixées en un dispositif inextricable de paliers, de panneaux et de voûtes, la symétriade justifie son nom, car l’ensemble de la structure se divise en deux parties égales, composées chacune de façon absolument semblable. Au bout de vingt à trente minutes – […] –, le géant commence à descendre lentement […]. Puis le corps massif se stabilise progressivement – […] – et la symétriade, partiellement immergée, s’immobilise enfin[…]. Au-dessous de nous, dans des abîmes vertigineux, au-delà des limites de perception des yeux et de l’imagination, des milliers et des millions de transformations s’opèrent simulanément, liées entre elles comme une partition par un contrepoint mathématique. Quelqu’un à parlé de symphonie géométrique – nous restons sourd à ce concert[…]. Tout se passe à l’intérieur de la symétriade – matrice colossale et proliférante, où la création est incessante, où le créé devient aussitôt créateur, où des « jumeaux » parfaitement identiques naissent aux antipodes, séparés par des échafaudages babéliens et des milles de distance. Ici, chaque construction monumentale, avec une beauté dont l’accomplissement échappe à notre vue, est l’exécutant et le chef, les formes collaborent entre elles et influent à tour de rôle les unes sur les autres. Une symphonie – oui, une symphonie qui se crée elle-même et s’arrête d’elle-même. La fin de la symétriade est horrible[…]. Au bout de deux ou trois heures – le processus de reproduction spontanée, de prolifération explosive ne dure jamais davantage –, l’océan vivant part à l’attaque. La surface lisse de l’océan s’anime et se plisse, l’écume desséchée redevient fluide et commence à bouilloner. De tous les horizons acourent des vagues en rangs concentriques, des mâchoires charnues, incomparablement plus grandes que les lèvres goulues qui entourent le mimoïde à sa naissance. La partie immergée de la symétriade est comprimée, le colosse d’élève, comme s’il allait être rejeté hors de la zone d’attraction de la planète ; les couches supérieures de l’océan redoublent d’activité, les vagues s’élancent de plus en plus haut, lèchent les flancs de la symétriade, l’enveloppent, se raidissent, bouchent les orifices ; et tout cela n’est rien, comparé à ce qui se passe à l’intérieur de la symétriade. D’abord, le processus de création – architectonique évolutive – se fige un bref instant, puis c’est « l’affolement ». Le mouvement souple d’intepénétration des formes, le jeu harmonieux des plans et des lignes, se précipite. On éprouve l’impression accablante que le colosse, face au danger menaçant, s’efforce de hâter quelque accomplissement. Plus le mouvement des transformations s’accémère, et plus grande devient l’horreur qu’inspire la métamorphose de la symétriade et de sa dynamique. L’envol admirable des coupoles s’amollit, les voûtes s’affaissent et pendent ; des « fausses-notes » apparaissent, formes inachevées, grotesques, « estropiées ». Des profondeurs invisibles s’échappe un grondement puissant, un mugissement – un souffle d’air, soupir d’agonie, se bouscule dans les canaux rétrécis, ronfle et tonne, et les dômes écroulés râlent comme autant de gorges monstrueuses, hérissées de stalactites de glaires, cordes vocales inertes. Alors, le spectateur, malgré le mouvement qui se déchaîne avec une violence accrue – mouvement de destruction manifeste – est saisi d’un engourdissement invincible. Seul l’ouragan surgi des abysses, et gonflant des milliers de galeries, soulève encore la haute structure ; bientôt elle retombe et commence à fondre. On observe d’ultime palpitations, des convulsions, des sursauts aveugles et désordonnés ; attaqué, rongé, afouillé, le géant s’engloutit lentement et disparaît, recouvert de tourbillons d’écumes[…]. Il n’existe pas deux symétriades semblables et les phénomènes qui se déroulent au sein d’une symétriade sont, en général, imprévisibles. Parfois, aucun son ne se produit. Parfois des pulsations rythmées entraînent un changement local de gravitation, comme si la symétriade avait un cœur qui bat en gravitant[…]. Les asymétriades naissent de la même façon que les symétriades, mais leur fin est différente et on ne distingue guère dans une asymétriade que frémissements, vibrations et scintillements. Nous savons cependant qu’à l’intérieur d’une asymétriade s’opèrent des processus étourdissants, à une vitesse défiant les lois de la physique, et appelés « phénomènes quantiques géants » […]. Les asymétriades ont une existence très brève – quinze à vingt minutes – et la fin d’une asymétriades est plus horrible encore que la fin d’une symétriades. Avec le souffle tempétueux, hurlant, un fluide saillit, gargouille hideusement et submerge tout sous un bouillonement d’écume sale ; puis une explosion, accompagné d’une éruption boueuse, projette une colonne de débris, qui retombent longuement en pluie trouble sur l’océan agité. Dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres autour du foyer de l’explosion, il arrive qu’on découvre de ces débris, portés par le vent, desséchés, jaunes, aplatis et semblables à des éclats cartilagineux[…].