Écrite en 1996 pour flûte, clarinette, violon, alto, violoncelle, piano et percussion, cette pièce est à l’origine une instrumentation de Image à Rameau, œuvre composée pour quatre contrôleurs à vent MIDI (instruments électroniques). L'idée de départ est de transposer au domaine instrumental des comportements musicaux issus du monde des sons électroniques, en respectant strictement la partition initiale.
Mais comme dans tout projet de ce genre, il y a évidemment débordement du cadre, en ce sens que la nouvelle pièce acquiert une réelle autonomie. En effet, les modes de jeu instrumentaux induisent une musicalité qui n'est pas contenue dans le modèle électronique. J’ai souhaité, entre autres, retrouver certaines sonorités familières de mon adolescence, lorsque je jouais du jazz. Si la forme et la structure globale de la pièce restent identiques, en revanche il n'en va pas de même du langage musical lui-même. Dans un cas, l'oreille s'attache surtout aux timbres, aux morphologies dynamiques et aux couleurs harmoniques tandis que dans l'autre, le sentiment d’unité sonore que provoquent les sons connus de flûte, de clarinette, de violon… ainsi que la prédominance des hauteurs, privilégient l’aspect syntaxique. Dans les deux pièces, il s'agit bien de la même musique, mais elle n'exprime pas la même chose. Le motif initial, développé tout au long de l’œuvre, est extrait de la pièce de clavecin « La poule » de Jean-Philippe Rameau.
Philippe Leroux
AAA, composé entre 1995 et 1996, s’annonce comme une version instrumentale et renouvelée de Image à Rameau. De fait l’œuvre débute par une citation de La Poule du compositeur dijonnais. Citation déjà magnifiée autant que durcie par une accentuation rythmique suivant un jeu d’instrumentation différencié qui vont à eux deux générer l’ensemble de la partition.
Très vite, on s’aperçoit que ce n’est pas véritablement la partie caudale du motif ramiste qui intéresse Philippe Leroux mais bien la pulsation régulière et initiale de ce motif. Le compositeur installe et combine rapidement plusieurs procédés de variation de cette idée liminaire : jeu d’accentuations différenciées, jeu sur les dynamiques, jeu sur l’épaisseur des masses instrumentales requises – tous, quand ils se combinent, créant des ports et des déports et donc des déhanchements et des rythmes.
Un commentaire figuraliste verrait dans AAA une tentative, comme peut-être chez Rameau, de décrire le picorement chez les gallinacés, leurs hésitations, leur inconstance. La métaphore ornithologique ne peut rendre compte de l’œuvre dans son entier. Mais elle est riche d’enseignement, pour peu qu’on ne se restreigne pas au poulailler et qu’on aille inspecter les volières. Annoncée par un bref entrelacs d’arabesques à la flûte et à la clarinette, parfois inversées, une section centrale brode sur la pulsation liminaire en des interventions qui peuvent la contrarier sans jamais l’anéantir : grande étude de jacasserie, où les cris proférés en tous sens rendent compte de la profondeur de l’espace. Suit une autre section, débutant par une véritable chanson enfantine, exposée en canon, magnifique de naïveté. Tout le contour de cette mélodie vient encore des déhanchements qu’on avait imposés à la pulsation d’origine- ils la soutiennent en filigrane. Après une autre section qui s’offre apparemment comme un dérivatif à la prééminence de la pulsation en jouant sur les arabesques et les résonances des claviers, bientôt merveilleusement étouffées net, l’entêtant motif revient charpenter toute la fin de AAA. La conduite des idées est plus limpide encore qu’elle ne le fut. Peu d’entrelacs ici et beaucoup d’homorythmie, surtout dans le mouvement qui précède le retour textuel du motif. C’est une course effrénée cette fois où l’on retrouve l’un des procédés exploités dans le concerto pour violon (D') Aller : des tronçons (écourtés chaque fois par le début, allongés par la fin) sont alignés suivant les degrés d’une échelle en demi-tons ascendants.
Dominique Druhen