C’est dans le verdoyant Vermont de sa jeunesse que tout commence pour Nico Muhly. Frank et Bunny, ses parents, fréquentent la Grace Episcopal Church de leur ville, Providence. Le jeune Nico y fait partie du chœur d’enfants, et se trouve fasciné, non par la présence divine, mais par les œuvres que l’on y chante. La musique chorale anglo-saxonne est particulière. On pense à Herbert Howells ou Gerald Finzi. Mais aussi, bien sûr, aux pièces chorales élisabéthaines – William Byrd, Orlando Gibbons ou Christopher Tye. Autant de bijoux polyphoniques que Muhly grave à jamais dans sa mémoire et dans son cœur. C’est la base de sa musique, la base de l’intrication serrée de son contrepoint caractéristique, la base de la force modale et de la saveur si particulière de ses compositions. D’ailleurs, il n’hésite pas à glisser, dans ses propres œuvres, quelques talismans tirés de cette période. Gibbons par exemple, qu’il cite directement dans sa pièce pour ensemble de chambre Motion (l’anthem « See, see the World ») ou bien dans la fin, en apesanteur, de son concerto pour orgue Register (« Pavane » en sol mineur).
La musique de la Renaissance est vocale par essence, celle de Muhly aussi, dans tous les sens du terme. D’abord, Nico Muhly ne cache pas sa prédilection pour l’écriture chorale, dont il maîtrise les interstices, les creux, les pleins et les déliés. Sa musique chorale « sonne » comme aucune autre, et il sait mieux que quiconque où telle note sonnera le mieux chez un chanteur, où disposer tel intervalle pour faire ressortir telle couleur d’accord. Pour preuve, alors qu’il a à peine trente ans, l’excellent Los Angeles Master Chorale grave, au disque, une monographie de ses œuvres pour chœur : on en retiendra notamment le psaume Senex Puerum Portabat, avec ses cuivres triomphants façon Gabrieli, ainsi que son grand cycle Expecting The Main Things From You, sur des textes de Walt Whitman.
La vocalité, chez Muhly, c’est aussi son rapport à la mélodie. Une mélodie souvent tourmentée, qui semble s’enrouler sur elle- même pour se déployer comme un organisme à part entière. On en entend un bon exemple dans son Concerto pour alto, ou bien dans l’intrication ténue des voix de son poignant prélude pour piano A Hudson Cycle, un simple « trois pour deux », aux faux airs de Philip Glass : on semble y percevoir uniquement du rythme, pourtant tout y est mélodie.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si certains éléments de la technique de Muhly sont communs avec ceux du père d’Einstein On The Beach. Glass et Muhly se connaissent bien. Pour dire, à peine installé à New York, à tout juste 18 ans, le jeune Nico, alors étudiant en composition dans la classe de John Corigliano à la Juilliard School, reçoit un coup de téléphone d’un ami d’ami. « Il paraît que Philip Glass a besoin d’un copiste ! ». Une aubaine, car Muhly maîtrise parfaitement le logiciel de notation. Ainsi va-t-il travailler, pendant plusieurs années, pour le maître new-yorkais en tant que copiste, mais aussi comme réalisateur des démos de ses musiques de film. L’aventure se conclut en 2005, lorsque Philip Glass prête à son jeune assistant son Looking Glass Studio personnel, afin qu’il puisse enregistrer un premier album de ses compositions, Speaks Volumes.
Si le minimalisme de Glass est effectivement une racine de la musique de Nico Muhly, cette dernière tire sans aucun doute son atmosphère si caractéristique de l’héritage de Steve Reich et d’Igor Stravinsky. En effet, Muhly use à foison d’accords tranchants, purs, faits de consonnances éclatantes et de dissonances rugueuses. Les mêmes que chez Steve Reich mais, sans doute, avec une certaine forme de transparence. De Stravinsky, il hérite les lignes heurtées et les ruptures permanentes d’un discours souvent jalonné d’accords éclatés, aigus et graves, sans médiums, à l’instar du début de la Symphonie de psaumes du grand Igor. Des coups de griffe que l’on retrouve dans son Doublespeak, composé pour le sextuor Eighth Blackbird, celui-là même qui a assuré la création du Double Sextet de Reich. Ces harmonies si parfumées sont l’odeur de sa musique, celles que l’on reconnaît en une seconde et qui font désormais école chez les compositeurs américains de sa génération et de la suivante.
Un style très fort, certes, mais qui ne se limite pas dans une quelconque forme. Muhly aborde tous les genres, de l’opéra (trois opus lyriques au compteur, dont deux destinés au Metropolitan Opera de New York, excusez du peu), des compositions avec électronique, de la musique de film (The Reader, Kill Your Darlings), des séries (le tout récent Pachinko, pour Apple TV) ou la bande-son de l’installation immersive de David Hockney au Lightroom de Londres, il y a quelques mois ; sans oublier les projets pop, comme Planetarium avec la voix de Sufjan Stevens et la guitare électrique de Bryce Dessner. Rien de fait peur à Nico Muhly, qui écrit le plus sérieusement du monde une musique qui, elle, ne se prend pas au sérieux. Un entre-deux aigre-doux. Un exemple parmi tant d’autres ? Ses titres. Souvent, notre compositeur aime utiliser des expressions anglaises courantes : Keep In Touch (« Rester en contact ») pour alto, A Good Understanding (« Une bonne entente ») pour chœur, percussions et orgue, Mothertongue (« Langue maternelle ») pour voix et ensemble, Mixed Messages (« Messages contradictoires ») pour orchestre. Des titres ambivalents, comme des élans d’énergie et de nostalgie mêlée.
Programme du Festival Présences 2024 de Radio France. February 2024