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All about Steve

par Max Noubel

Nov. 4, 2024


Depuis plusieurs décennies maintenant, Steve Reich (né à New York en 1936) s’est imposé comme un des chefs de file les plus populaires, mais aussi et surtout les plus influents de la musique américaine. On peut même affirmer qu’il occupe aujourd’hui, aux côtés de Philip Glass et de John Adams, une position dominante sur la scène internationale de la musique savante. Même si ses compositions se sont peu à peu éloignées du premier minimalisme qui, dans les années 1950-1960, vit le jour en Californie sous l’impulsion de La Monte Young et Terry Riley, sa pensée musicale et son esthétique sont restées fortement redevables de ce courant musical.

Il s’agissait pour les pionniers minimalistes, partisans d’un renouveau de la musique américaine, de rompre avec l’hégémonie de la musique contemporaine européenne incarnée, entre autres, par Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen dont l’adoption d’un langage sériel, hérité de Schoenberg et de Webern, avait pu un temps les séduire, mais qui représentait pour eux une impasse. Il leur fallait également trouver une alternative à la proposition d’une musique conceptuelle développée par John Cage. Lors de son séjour en Californie (1961-1963), plutôt que de suivre la démarche de La Monte Young, adepte d’un minimaliste radical fait de rares notes tenues extrêmement longtemps ou de drones (bourdons) sur lesquels reposent des improvisations, Reich fut séduit par l’approche de Terry Riley lorsqu’il participa à la création de In C (1964) — une œuvre ouverte qui devait lancer la tendance « répétitive » du minimalisme. Cette pièce qui, dans un tempo immuable, répète 53 courts motifs pouvant être joués par un nombre variable de musiciens, constituait une approche radicalement nouvelle de la composition. In C marqua profondément Reich au point qu’il envisagea immédiatement de composer dans son style révolutionnaire. Il abandonna alors les expérimentations peu satisfaisantes qu’il menait dans le domaine de l’improvisation et se mit à explorer le principe de la répétition en utilisant d’abord le magnétophone à bande qui permet de réaliser des boucles, sortes d’ostinatos des temps modernes. Assez étonnamment, ce fut la défectuosité du matériel qui lui permit l’invention d’un principe compositionnel déterminant pour ses œuvres à venir. Il avait en effet constaté que lorsqu’il déclenchait en même temps deux magnétophones diffusant la même musique à l’unisson, un des deux appareils se désynchronisait et créait, à l’audition, une sorte de léger décalage ou déphasage. Sans doute influencé par Thema : Omaggio a Joyce (1958), une œuvre pour bande de Luciano Berio avec lequel il avait étudié au Mill College d’Oakland, Reich composa It’s Gonna Rain (1965). Pour réaliser cette œuvre, il prit un fragment de l’enregistrement d’un sermon sur le Déluge fait par un prédicateur de rue pentecôtiste noir connu sous le nom de frère Walter, le fit tourner en boucle sur les deux magnétophones et, en modifiant la vitesse d’un des deux appareils, produisit de brefs canons élastiques provoquant une grande variété de rythmes, de motifs inouïs et de bégaiements vocaux constamment changeants.

De retour à New York, Reich développa la technique du phasing dans une autre pièce pour voix Come out (1966), puis l’appliqua à la musique instrumentale. Dans Piano phase (1967), pour deux pianos, une mélodie de 12 notes repose sur seulement 5 hauteurs modales jouées constamment en croches. Le déphasage se produit par accélération très progressive d’un des deux pianistes, pendant que l’autre maintient strictement le tempo. Le principe sera décliné dans une série de pièces dont Reed Phase (1966), pour saxophone et bande, Violin Phase (1967), pour 4 violons ou violon et bande magnétique. Le style de Reich de cette époque repose sur un ancrage dans une tonalité non fonctionnelle fortement modale s’étalant sur de longues périodes. La matière sonore, très pulsée, qui évolue dans un tempo stable sans variation de nuances, est constituée d’un motif initial de quelques notes subissant des modifications très progressives. En 1970, Reich composa Four Organs (1970), qui témoigne d’une nouvelle approche de la technique du phasing. Un accord unique de onzième de dominante est répété puis, très graduellement, chacune de ses notes est allongée de telle sorte que la pièce se transforme en une mélodie donnant l’impression de ralentir de plus en plus malgré le soutien constant d’une pulsation jouée par des maracas. Dans un texte écrit en 1968 « La Musique comme processus graduel », Reich défend l’idée fondamentale d’un processus parfaitement audible qui, une fois installé, fonctionne de lui-même à la manière d’un sablier que l’on retourne et dont on observe le sable s’écouler. Pendulum Music (1968), à mi-chemin entre sculpture sonore et performance, conçue avec le peintre William Wylie, illustre cette pensée. Des micros disposés latéralement ou au-dessus de haut-parleurs effectuent un mouvement pendulaire et font entendre une série de feedbacks sous forme de pulsations. La pièce s’arrête d’elle-même lorsque le balancement cesse.

Si l’on excepte cette expérience sans lendemain, les compositions instrumentales de Reich, aussi limpides soient-elles, ne seraient que de froides mécaniques si elles n’avaient pas été nourries par la vaste culture musicale du compositeur. Comme Young et Riley, le jazz eut une influence importante sur sa pensée musicale. Dans sa jeunesse, il avait décidé de se tourner vers la percussion après avoir entendu le batteur Kenny Clarke accompagner Miles Davis et, plus tard, il avait étudié la composition avec le jazzman Hall Overton. Il avait également joué dans les clubs de jazz new-yorkais de Downtown et subi l’influence du style modal de John Coltrane. Au début des années 1960, il avait découvert la richesse des musiques indonésiennes et africaines à travers la lecture de Music in Bali de Colin McPhee et de Studies in African Music d’Arthur Morris Jones. En 1970, il partit au Ghana pour s’initier auprès du maître Gideon Alorwoyie à la pratique des percussions africaines. Pendant les étés 1973 et 1974, il étudia aussi le gamelan balinais à l’Université de l’État de Washington, à Seattle. À cette époque, il déclarait : « Les musiques non-occidentales sont actuellement la principale source d’inspiration d’idées nouvelles pour les compositeurs et musiciens occidentaux ». Ces immersions dans les musiques extra-européennes lui firent prendre conscience de la richesse sonore des instruments acoustiques et accentuèrent son intérêt pour les percussions. C’est ainsi qu’allait voir le jour Drumming (1971), pour percussions, 2 voix de femme, sifflements et piccolo, mais aussi deux pièces purement rythmiques : Clapping Music (1972), pour 2 exécutants frappant dans leurs mains et Music for Pieces of Wood (1973), pour 5 paires de claves. S’appuyant sur l’ensemble instrumental Steve Reich and Musicians, conçu pour jouer et diriger sa propre musique, Reich commença à composer des pièces pour des formations instrumentales plus importantes. Avec Music for 18 musicians (1974), basée sur un cycle initial de onze accords, puis Music for a Large Ensemble (1978) ou encore Octet (1979), son langage musical évolua vers une plus grande prise en compte de la dimension harmonique. Les Variations for Winds, Strings and Keyboards (1979) montrent quant à elles un intérêt accru pour des lignes mélodiques plus longues. Le nombre croissant d’interprètes amena aussi Reich à prendre davantage en compte le travail sur le timbre ainsi que sur les effets psychoacoustiques produits par les mélanges instrumentaux.

Les musiques savantes, anciennes ou modernes, servirent également de modèle pour le compositeur. La richesse rythmique du Sacre du printemps de Stravinsky, l’originalité de l’emploi de la modalité par Bartók, le génie contrapuntique de Bach ou les polyphonies médiévales de l’École de Notre-Dame, entre autres, furent des sources d’inspiration. On se contentera de citer Triple Quartet (1998), inspiré par les quatuors à cordes de Bartók, la musique d’Alfred Schnittke et la pièce Yo Shakespeare pour ensemble de Michael Gordon (1992), et Proverb (1995), qui prend pour modèle les organa de Pérotin.

Dans les années 1980, l’œuvre de Reich prit un caractère plus grave et plus profond avec l’introduction de thèmes historiques ainsi que de sujets issus de son héritage juif. L’étude des formes traditionnelles de cantillation des écritures hébraïques permit la composition de Tehillim (1981), pour 4 voix de femme et ensemble, sur des psaumes bibliques. Different Trains (1988), pour quatuor à cordes et bande, utilise des voix parlées enregistrées, comme dans ses œuvres antérieures, mais cette fois en tant qu’élément mélodique plutôt que rythmique. Dans cette œuvre, Reich met en relation les souvenirs d’enfance de ses voyages en train, entre New York et la Californie en 1939-1941, avec les trains utilisés, à la même époque, en Europe, sous le régime nazi pour transporter les enfants juifs vers les camps de la mort. En 1993, il entreprit une collaboration avec sa femme, la vidéaste Beryl Korot, pour la réalisation d’un opéra multi-média, The Cave, qui explore les racines du judaïsme, du christianisme et de l’islam à travers les paroles des Israéliens, des Palestiniens et des Américains, reprises musicalement par l’ensemble instrumental. L’œuvre, pour percussions, voix et cordes, est un documentaire musical, dont le titre fait référence à la grotte de Macpéla, à Hébron, où Abraham aurait été enterré. Reich et Korot réalisèrent également l’opéra Three Tales (2002) qui traite de la catastrophe du dirigeable Hindenburg, des essais d’armes nucléaires sur l’atoll de Bikini et du clonage de la brebis Dolly. En 1995, Steve Reich adopta des techniques d’échantillonnage sonore dans City Life, pour ensemble instrumental et sampler, une œuvre qui réalise la synthèse de ses recherches musicales récentes et de ses premières expérimentations vocales des années 1960. City Life utilise des bruits urbains et de paroles extraites de conversations enregistrées lors de l’attentat à la bombe au World Trade Center, le 26 février 1993. WTC 9/11, pour quatuor à cordes et bande numérique (une instrumentation similaire à celle de Different Trains), poursuit l’expérience en utilisant des sources sonores provenant des attentats du 11 septembre 2001.

Les lents processus de transformation continu de la musique de Steve Reich ont suscité depuis longtemps l’intérêt des chorégraphes. En 1982, Anne Teresa De Keersmaeker réalisa Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich, composée de trois duos et d’un solo, tous chorégraphiés sur des œuvres de Steve Reich (Piano Phase, Come Out, Violin Phase, Clapping Music). En 1998, la chorégraphe belge créa Drumming sur la musique de l’œuvre éponyme de Reich qui avait déjà inspiré la chorégraphe new-yorkaise Laura Dean en 1975. Le travail remarquable de De Keersmaeker intéressa fortement Steve Reich au point qu’il composa pour elle, en 2002, Dance Patterns pour un ensemble de percussions comprenant deux pianos, deux vibraphones et deux xylophones.

Dans les années 2000, Reich écrivit des œuvres purement instrumentales dont un certain nombre sont centrées sur la variation : You Are (Variations) (2004), Variations for Vibes, Pianos, and Strings (2005) et les Daniel Variations (2006). En 2018, Music for Ensemble and Orchestra marqua le retour du compositeur à l’écriture pour orchestre après une interruption de plus de trente ans. La pensée musicale de Steve Reich ne resta pas pourtant figée dans une esthétique. Une évolution remarquable de son approche de l’interprétation et de l’instrumentation se produisit en 2008 avec 2 x 5 (deux fois cinq, en français), une pièce fortement inspirée par le rock puisqu’elle peut comporter quatre guitares électriques, deux basses et deux batteries en plus de deux pianos. Reich alla plus loin dans cette voie en composant, en 2012, Radio Rewrite, pour un ensemble de onze musiciens, directement inspirée de certaines compositions du groupe de rock britannique Radiohead. Cette influence croisée de la musique populaire et de la musique savante, cette reconnaissance mutuelle qui se révèle ici à travers la musique de Reich montre toute la puissance inspiratrice, fédératrice pourrait-on dire, de cette dernière.

En renouvelant profondément la musique moderne occidentale, Steve Reich participa, dans les années 1960-1970, aux révolutions culturelles qui secouaient une Amérique corsetée dans le conformisme. Au fil des décennies, les œuvres du New-yorkais ont gagné un très large public réunissant plusieurs générations, en même tant qu’elles n’ont cessé d’influencer un nombre croissant des musiciens venus de divers horizons. Du coté des musiciens européens de tradition savante, vient en premier à l’esprit le compositeur hongrois György Ligeti, dont la partie centrale des Trois pièces pour deux pianos (1976) s’intitule « Autoportrait avec Reich et Riley (et Chopin y est aussi) » – un clin d’œil aux chefs de file de la musique répétitive ainsi qu’au « Presto » de la Sonate en si bémol mineur de Chopin. Dans les plus jeunes générations, on peut citer, entre autres, l’Allemand Max Richter ou les Américains John Adams, David Lang, Michael Gordon ou Julia Wolfe qui ont clairement revendiqué l’influence de Reich sur leur musique. Dans la sphère des musiques populaires, l’impact a été tout aussi plus puissant, si ce n’est plus. Brian Eno, David Bowie, Björk, Lee Ranaldo de Sonic Youth, les groupes de musique électronique allemands Kraftwerk et Tangerine Dream ou encore le groupe de rock progressif anglais King Crimson ont tous reconnu le rôle, éphémère ou durable, que la musique de Reich a joué sur leur création artistique. En 1999, l’album Reich Remixed, paru chez Nonesuch Records, présentait des « remix » d’un certain nombre d’œuvres de Reich réalisés par divers producteurs de musique électronique, tels que DJ Spooky, Kurtis Mantronik, Ken Ishii et Coldcut, entre autres. Steve Reich, le novateur révolutionnaire d’hier, est devenu le classique incontournable d’aujourd’hui.

Programme du Festival Présences 2024 de Radio France. November 2024