Karlheinz Stockhausen (1928-2007)

Kathinkas Gesang als Luzifers Requiem (1982 -1983)

for flute and six percussionists or for solo flute
[Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer]

electronic work
stage work

  • General information
    • Composition date: 1982 - 1983
    • Duration: 33 mn
    • Publisher: Stockhausen Verlag
    • Cycle: Samstag aus Licht, scène deux
    • Opus: 52
Detailed formation
  • soloist: flute
  • 6 percussionists [ad lib.]

Premiere information

Information on the electronics
Electronic device: spatialisation

Program note

Cette œuvre est la deuxième scène de l'opéra Samedi de lumière. Elle peut être aussi donnée seule en version scénique ou de concert. Sa durée est d'environ 33 minutes.

Pour les exécutions de concert, il est possible d'enregistrer les percussions sur six canaux et de les diffuser par haut-parleurs pendant le jeu de la flûte. Dans ce cas, l'œuvre porte le titre suivant : Le Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer (extrait du Samedi de lumière) pour flûte et bande magnétique. Il est en outre possible de donner cette pièce en solo de flûte. Deux autres versions pour flûte et musique électronique (à six canaux) ou flûte et piano (enregistrement de piano sur cinq canaux plus piano live) ayant pour titres : Le Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer (extrait du Samedi de lumière) pour flûte et musique électronique œuvre n° 52 1/2 ou pour flûte et piano – œuvre n° 52 2/3 – ont été publiées en deux partitions séparées.

Le Samedi de lumière (Jour de Saturne) est le jour de Lucifer : jour de mort, nuit de transition vers la lumière. Tout comme Lucifer, chaque être humain – enchanté par la nature sensuelle de la musique de la vie – ne meurt qu'en apparence. Ainsi le Requiem de Lucifer est un requiem pour tout être humain en quête de la lumière éternelle. Le Chant de Kathinka préserve des tentations l'âme d'un mort par des exercices musicaux qu'elle écoute attentivement à intervalles réguliers pendant les 49 jours qui suivent la mort physique, et qui la mènent à la clarté de sa conscience. Pour se préparer à la mort, on peut apprendre de son vivant à écouter ces exercices avec l'attention adéquate. Kathinka = Kat (cat - chat, la figure animale du Samedi) - Think (pense) - A (Alif-Alpha, le début, l'origine). Kathinka « chante » avec flûte et voix. Le Chant de Kathinka commence par un salut. Puis il enseigne l'âme avec : deux fois 11 exercices et deux pauses en 24 stades, qui forment un processus homogène et sont clairement annoncés par des signaux du fa aigu.

Ces exercices sont suivis de :

  • La libération des sens
  • Sortie
  • Les 11 sons de trombone
  • Le Cri

Les – deux fois 11 exercices et deux pauses – sont la Formule de Lucifer élargie 22 fois sur mi. Suit La Libération des Sens, extension par deux de la Formule de Lucifer un demi-ton plus bas sur mi bémol, avec sept signaux sur fa aigü au début de chacun des sept membres. L'un après l'autre sont libérés :

  • le IVe sens : le goût ;
  • le ler sens : la vue ;
  • le Ve sens : le toucher ;
  • le IIIe sens : l'odorat ;
  • le Vle sens : la pensée ;
  • et enfin le lle sens : l'ouïe.

Dans la sortie, la respiration finale se transforme lentement en un rire strident qui va en expirant et aboutit dans les onze sons de trombone, noyau de la formule de Lucifer qui est extorquée de la flûte à la fin du Chant de Kathinka. Le cri est-il délivrance menant à la réincarnation, l'anéantissement éternel ou l'accession à la claire lumière ? À chaque âme décédée d'en décider individuellement. Le Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer conduit l'âme des morts à la clarté de la conscience à travers l'écoute attentive.

Si le Requiem de Lucifer est joué en aide d'une personne décédée, il doit être donné (pendant les 49 jours qui suivent la mort physique) à intervalles réguliers deux, trois, quatre fois par jour ou plus : avec flûte et percussion ou flûte et musique électronique (ou flûte et piano enregistré plus piano live) ou flûte seule.

Le Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer résulte d'une commande de la Sudwestfunk de Baden-Baden. Il a été composé en février et mars 1983 à Diane Besace, près de Mombasa (Kenya), en collaboration avec la flûtiste Kathinka Pasveer, à qui l'œuvre est dédiée et qui, avec le Kalberg Percussion Ensemble, en donna la version pour flûte et percussions le 15 octobre 1983 au cours du Festival de Donaueschingen (reprise le 16 octobre), et la version scénique avec le Slagwerkgroep Den Haag dans le cadre de la production de La Scala de Milan de l'opéra Samedi de Lumière (Palazzo dello Sport, 25, 26, 29, 30 et 31 mai 1984).

La version pour flûte et électronique réalisée à l'Ircam est créée du 9 au 14 mai 1985 à l'Ircam.

Musique électronique du Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer

Depuis que je compose de la musique électronique, je n'ai cessé de rechercher des moyens techniques permettant de produire des spectres de phases synchrones avec déphasage contrôlé des différents partiels. Les cours d'acoustique nous apprennent habituellement que l'ouïe est insensible aux rapports entre elles des phases de partiels. Ceci n'est vrai que dans une certaine mesure. Les résultats très encourageants de quelques essais de déphasage que je réalisai au Studio de Cologne de façon expérimentale (et plutôt aventureuse), m'incitèrent à approfondir la question. (Il s'agissait, par exemple, d'enregistrer un spectre simultanément sur deux magnétophones placés côte à côte et, ce faisant, d'exercer une lente pression du doigt sur la bande entre têtes d'enregistrement et de lecture d'un des magnétophones, et d'enregistrer les sons produits par les deux magnétophones sur un troisième magnétophone). Il est ainsi possible d'obtenir des « rotations » spectrales merveilleuses, au cours desquelles un spectre passe par tous les déphasages de partiels par rapport à lui-même. La disponibilité de déphasages de ce type au profit d'une composition musicale fut en tout cas un rêve permanent au studio de musique électronique de la WDR de Cologne, tout comme la plupart des œuvres que je voulus composer de 1952 (Étude, musique concrète, ORTF, Paris) à 1976 (achèvement de la réalisation de Sirius à la WDR) et que je ne pus réaliser en raison des limites imposées par la technique.

Depuis l'ouverture du studio de musique électronique de l'Ircam, j'y ai été régulièrement invité pour des démonstrations d'appareils. Parmi les exemples sonores de la bande de démonstration de Giuseppe di Giugno (le constructeur du « synthétiseur 4X », celui d'une lente rotation de phase d'un spectre d'harmoniques de « plus de 700 générateurs à phases synchrones » (ainsi que l'expliquait fièrement di Giugno) me fascina. À la première occasion que j'eus d'étudier la possibilité de réaliser un projet d'importance au Studio de l'Ircam, je me concentrai sur les processus de rotation de phases du « synthétiseur 4X ». Le 4X possède 6 plaques (boards - mémoires), chaque plaque pouvant être programmée comme 64 oscillateurs (au plus) lorsqu'on l'utilise avec un sampling rate de 32.000 Herz (toutefois rien n'est disponible au-delà de 16.000 Hz).On peut donc programmer 6 x 64 = 384 oscillateurs. Chaque plaque est divisible en 32 + 32 oscillateurs. Si l'on désire produire une « suite continue » de spectres, ces plaques, doivent être divisées en deux moitiés (chaque moitié comportant 3 x 2 sorties, donc 6 potentiomètres), de sorte que lors de la diffusion du programme de l'une des moitiés on puisse « charger » l'autre moitié avec un autre programme. Le chargement prend a chaque fois un certain temps (cette attente est fonction de la complexité du programme ; dans le mien, elle peut atteindre jusqu'à six secondes). De ce fait, le nombre des oscillateurs utilisables simultanément se réduit automatiquement de moitié : 192 (soit 3 x 64 ou 6 x 32). Les 12 sorties des 6 plaques, reparties deux par deux, purent être réglées (et, si nécessaire, filtrées) individuellement sur 2 x 6 potentiomètres d'un pupitre de mixage lors des travaux de réalisation. Telles étaient donc les conditions techniques qui m'étaient connues lorsqu'en mai 1983, j'écrivis la version du Chant de Kathinka ou Requiem pour Lucifer pour flûte et musique électronique.

Composition et Réalisation

En mai 1983, je commençai la composition de la musique électronique du Chant de Kathinka par l'élaboration d'un « schéma de forme » complété par l'explication des symboles utilisés. Ce « schéma de forme » renferme toute information relative à la programmation théorique. J'en discutai avec un collaborateur technique de l'Ircam (Paris), Marc Battier, avec qui je souhaitais travailler. En décembre 1983 et août 1984, je réalisai la musique électronique en 2 x 7 jours à l'Ircam. À l'aide d'un ordinateur PDP 11, Marc Battier avait programmé le 4X conformément à ma partition. Les notes prises au cours du travail en studio comportent les données afférant aux particularités des timbres et des intensités relatives choisis à l'écoute. Ces dernières ont été réunies dans un « schéma de synchronisation » à 2 x 6 voix, document de quatre pages réalisé pour la copie du 4X sur bande à 16 pistes. Un « schéma de forme complémentaire » indiquant les valeurs de niveau sonore, résulte du mixage (réalisé le 21 août 1984 à l'Espace de projection) du magnétophone à seize pistes sur un magnétophone à huit pistes, pour la production d'une bande originale destinée aux exécutions. La réalisation prit fin le 22 août 1984 à l'Ircam.

Son aspect le plus important est la polyphonie spatiale à six couches réalisée à partir de rotations de phases contrôlées de spectres harmoniques. Une orientation nouvelle de la logique musicale, irréalisable avec les moyens techniques disponibles jusqu'à ce jour, se profile dans le domaine de l'harmonie. Dans le cas de fondamentaux et de durées de rotation bien précis (surtout de durées très longues et de certains rapports d'intensité des groupes de partiels entre eux), les rotations de phases réalisées simultanément sur des groupes de partiels (à phases synchrones) de spectres d'harmoniques riches peuvent être d'une beauté encore jamais entendue. Les changements liés aux lentes rotations de phases renferment une logique temporelle tellement forte que l'on peut suivre avec exactitude les quarts et tiers de phase et surtout les demi-phases et le retour simultané des maximums de tous les harmoniques à l'origine qui se traduit par une explosion brève et sèche, est perçu à chaque fois comme un renouveau libérateur.

Conclusion

La version du Chant de Kathinka ou Requiem de Lucifer pour flûte et musique électronique, avec ses rotations de phases de spectres harmoniques et les explosions inhérentes de gongs géants imaginaires aux points d'origine des cycles de phase, a conféré au Requiem une spatialité, une solennité, une beauté austère (provenant des parcours en glissements harmoniques à travers tous les degrés de consonance et de dissonance) encore inconnues, une polyphonie multi-couches et une détermination repérables des processus partiels : monde magique autour de la voix solitaire de la flûte.

Karlheinz Stockhausen, 15 décembre 1984.