Texte cité dans

Entretien avec Stéfano Gervasoni : De la fidélité aux sources…

par Jérémie Szpirglas

6 juin 2015


Commençons par le commencement : comment en êtes-vous venu au fado ?

J’ai commencé à écouter le fado quand je suis venu en France, en 1993. Le fado était à cette époque-là assez méconnu en Italie, où on lui préfère sans doute la chanson napolitaine. Sans se ressembler réellement, les deux relèvent d’un même esprit d’expression populaire chantée et présentent quelques similitudes : la qualité des textes, dont certains sont de grands auteurs (Luís de Camões par exemple, dans le cas du fado, Gabriele D’Annunzio et autres poètes italiens dans le cas de la chanson napolitaine), la sophistication des accompagnements de guitare… Le fado n’est en effet pas une musique « traditionnelle  » à proprement parler, mais de la chanson, dont textes et musiques sont écrits.

Selon moi, le fado est « supérieur » à la chanson napolitaine, au sens qu’il exprime le destin, le sort, l’amour, de façon plus profonde et raffinée, bien que populaire : j’ai été séduit par cette manière de dire la passion, avec de la rage ou du transport. Le fado offre une vision certes un peu sombre de la vie, mais cette vision m’intéressait, de même que ces belles mélodies, qui véhiculent tant de souffrance. Ce qui me fascinait plus encore, c’était l’utilisation de la guitare portugaise et son accompagnement à la fois très direct et très distant, sublimé. En soutenant et soulignant la voix chantée, cette guitare se charge des très fortes émotions du texte et du chant pour les transformer en musique. Comme un filtre surpuissant.

Toutes ces raisons m’ont amené à me lancer, en 2007, dans le projet de Com que voz — qui alterne chants fado, accompagnés par un ensemble instrumental d’écriture contemporaine, et un cycle pour baryton d’après Luís de Camões, d’une conception intégralement contemporaine celui-là. Au cours du travail, j’avoue que mon enthousiasme s’est peu à peu refroidi. À force de l’écouter et de l’analyser pour me l’approprier, la saveur du fado m’est devenue un peu trop roborative et j’ai commencé à comprendre les critiques que certains m’en faisaient : un discours un brin monotone, sans modulation ni grande fantaisie, qui ne pouvait pas être dépassée par l’intégration au sein d’un tissu musical contemporain.

Le projet terminé, je n’en ai plus écouté. Jusqu’à ce que l’Ircam me propose de reprendre le collier, en 2014. J’ai trouvé cette proposition un peu étrange. Au cours des discussions, toutefois, j’ai pris en considération l’éventualité d’en faire un vrai récital de chansons, en s’abstrayant de la partie « contemporaine ». Il s’agit en vérité de l’éliminer sans réellement l’éliminer — en préservant une partie de son esprit. Revenir ainsi sur mes pas pour enlever la partie contemporaine, et m’obliger à une plus grande fidélité au fado, m’a permis de raviver mon affection pour cette musique. Dès lors qu’il s’agit de creuser, j’aime ! Un travail d’exploration est toujours un travail sans fin…

Fado Errático est donc une deuxième version de Com que voz ?

Non : c’est la troisième. La première version est celle qui a été créée à Paris en 2008. J’ai ensuite fait une deuxième version à Amsterdam en 2010, pour laquelle j’avais changé l’ordre des pièces — je voulais sortir de l’alternance systématique entre les pièces de fado et les pièces contemporaines d’après Camões, et trouver une forme plus libre, plus rhapsodique. Aujourd’hui, cette dernière version ne comprend quasiment plus que du fado, avec seulement une évocation elliptique de l’autre cycle.

Fado erratico est donc la troisième version de ce travail. Avez-vous le sentiment qu’elle délégitime les deux premières ?

Elle délégitime la deuxième version, qui était une tentative d’articuler les choses différemment, mais qui se focalisait sur un faux problème. Aucune forme, autre que la première — qui alternait fado et contemporain — n’aurait bien fonctionné. La seule possibilité viable consiste en l’élimination du cycle contemporain, comme je le fais ici : sublimer le fado, en évoquant indirectement (avec quelques touches du cycle Camões) son bagage littéraire. Pour ce faire, il fallait remodeler le tout en une forme plus verticale qu’horizontale. La question est alors : comment rendre verticale une forme horizontale ?

C’est la deuxième fois que je me livre à une expérience de ce genre. En 2003-04, j’ai écrit In Dir puis Dir, respectivement pour six voix et six cordes. Le principe formel, au départ, était d’alterner une pièce chantée et une pièce instrumentale, laquelle reprend en réalité la pièce chantée, en forme de commentaire : ce sont les mêmes notes, sans les paroles, la pièce réorchestrée avec la palette timbrique des cordes. À partir de ces deux cycles, j’ai imaginé une forme qui tuilerait la fin d’une pièce chantée au début de la pièce instrumentale suivante, intégrerait des passages de la pièce instrumentale au cœur même de la pièce chantée, ou superposerait les deux.

En ce sens, Fado Errático ne délégitime pas la première version de Com que voz, qui reste à mon avis très intéressante — c’est aussi un voyage mental, comme dans un cycle de Lieder de Schubert, qui nous invente à considérer les modes d’interactions des pièces entre elles : comment s’enchaînent-elles ? Comment se répondent-elles ? Quand on regarde les choses en face, l’écoute est toujours verticale, quand bien même la forme serait horizontale. Mais, dans une forme conçue comme verticale, l’écoute devient plus vertigineuse encore.

Comment vous êtes-vous approprié cette musique ?

J’ai relevé le chant d’Amalia Rodrigues à partir de ses enregistrements, comme une dictée musicale — un travail de philologie musicale, presque d’ethnomusicologie — sauf que le fado n’est pas une musique de tradition orale, ou du moins seulement en partie.

Après avoir soigneusement transcrit cette musique, j’ai réalisé mon orchestration. Délibérément, je n’ai que très rarement fait violence au matériau, en le filtrant ou le distordant, préférant utiliser ma palette de compositeur classique avec un large instrumentarium. L’ensemble est encadré par deux trios, qui sont comme deux pivots autour desquels s’agrègent les autres instruments : le premier composé d’une guitare portugaise, une guitare et une contrebasse et le second, que j’appelle « trio hongrois », d’un cymbalum, un accordéon et un alto. Imaginer des couleurs pour cette musique si riche en émotions s’est avéré un travail passionnant, comme de traduire chaque sentiment en couleurs musicales.

Certains parmi vos aînés se sont déjà livrés à des exercices approchants : Béla Bartók, Luciano Berio, pour ne citer qu’eux. Dans quelle mesure votre démarche s’inscrit-elle dans l’héritage de celles de ces aînés, et dans quelle mesure s’en écarte-t-elle ?

Béla Bartók est un de mes compositeurs favoris aujourd’hui, et c’est un héritage dont je me réclame très consciemmen — ça n’a pas toujours été le cas : je ne le trouvais pas suffisamment séduisant, et ne comprenais pas son importance au regard de l’histoire de la musique. C’est l’un des rares à avoir fait un travail d’ethnomusicologue et à s’être inspiré de ces sources sans les trahir, sans faire du « néo » ou imposer une vision « intellectualiste » à une musique qui n’en a pas besoin. Il a su rester y fidèle, s’en inspirer, se l’approprier, la digérer pour écrire ensuite. J’aime également beaucoup Léos Janacek et ce talent qu’il a de créer des phrasés et des prosodies, à la fois minimalistes et complexes, en s’inspirant des rythmes et des inflexions de la langue tchèque.

Je m’inscris également dans l’héritage de Luciano Berio. Ses Folk Songs sont pour moi un modèle : je m’en suis délibérément inspiré pour Com que voz, avant même de penser à y ajouter le cycle Camões — lequel est venu plus tard, après discussion avec l’Ensemble Modern qui était le commanditaire de l’œuvre.

L’autre modèle, c’était le Schubert’s Winterreise de Hans Zender : comment, avec tous les outils qu’il a à sa disposition, le compositeur peut-il porter un regard interprétatif sur l’œuvre d’un autre ? Le travail d’orchestration de Zender est tout simplement magnifique : il ne se contente pas d’ajouter des couleurs orchestrales, mais analyse le cycle de 24 pièces — un peu comme Webern a pu le faire pour le Ricercar de L’Offrande Musicale de Bach, mais sur un cycle entier — et nous propose une grille de lecture différente d’une pièce existante.

Dans le cas présent, j’ai voulu, par un travail sur le timbre, apporter une vision du fado, susceptible de devenir assez moderne, en le transposant dans un autre contexte musical.

Comment avez-vous rencontré Cristina Branco ?

Quand j’ai commencé à écouter du fado, dans les années 1990, j’ai acheté de nombreux enregistrements de ce qui s’appelait alors le « nouveau fado ». Très à la mode à l’époque, c’était en réalité les mêmes chansons, mais revisitées par la jeune génération de chanteurs. C’est ainsi que j’ai découvert Cristina, dont la voix m’a tout de suite intéressé. Sa voix n’entre pas dans le canon du fado — qui préfère plutôt des voix abimées, j’imagine, par la fumée, la boisson et autres excès. Celle de Cristina, au contraire, n’est pas sans une certaine noblesse — elle est même d’une grande noblesse, au sens où elle est capable de sublimer les traits originels de la voix fado —, et son timbre m’a plu.

C’est l’Ircam qui nous a mis en contact et nous nous sommes rencontrés à Bruxelles. Nous avons parlé du fado et du projet que j’avais en tête. Je lui ai proposé une liste de chansons que j’aurais voulu transcrire, parmi lesquelles elle m’a donné ses préférences. J’ai ainsi réduit la sélection à douze pièces et je me suis mis au travail.

Plus tard, elle est venue à l’Ircam pour écouter mes transcriptions. Le travail philologique lui a apparemment convenu et elle m’a donné carte blanche, tout en nous prévenant qu’elle ne chanterait pas « à la manière de » Amalia Rodrigues — elle ne suivrait pas précisément les notes et ornementations telles que je les avais transcrites. Elle ne chante donc pas exactement ce qui est noté mais comme elle l’entend, en accord avec l’esprit de la chanson. Dans les faits, c’est très souvent la même chose, avec une certaine souplesse, notamment rythmique.

Ce qui est étonnant c’est que, malgré cette liberté, elle reste formidablement bien calée avec l’ensemble, même dans les passages où l’écriture est un peu brisée ou lorsque l’accompagnement est éparpillé à tous les instruments. Jamais on n’a eu besoin de travailler la mise en place.

Comment se présentait la première version de Com que voz ?

Après une ouverture instrumentale, on entendait une alternance de 12 pièces pour la chanteuse de fado, et 11 pour baryton, avec une pièce commune, au milieu du cycle, comme le seul point de communion entre les deux : la première partie les rapprochait, la seconde les éloignait.

Le récital était donc « théâtralisé » ?

Oui, mais de manière implicite. J’ai toujours pensé à ce double cycle comme à une histoire d’amour…

Quelles sont les différences entre Fado Errático et Com que voz ?

La principale différence, c’est la suppression du cycle de mélodies pour baryton d’après Luís de Camões, cycle écrit dans un langage « contemporain ». Pour cette version, je n’en ai gardé que quatre pièces. « Garder » est d’ailleurs un peu exagéré puisqu’il n’y a plus de baryton : j’ai conservé la version instrumentale originale — restait à orchestrer la partie de baryton. Ce que j’ai fait en ne me contentant pas d’un instrument unique qui prendrait en charge sa ligne de chant, mais en éclatant cette ligne de manière pointilliste à tous les instruments de l’ensemble — un peu à la manière de la Klangfarbenmelodie — tout en imitant le type de vocalité que j’employais dans la première version (chaque pièce avait en effet ses caractéristiques vocales propres).

J’ai donc du retravailler l’orchestration du fado, en imaginant que le fado pouvait être contemporain, malgré l’inexistence de la musique contemporaine à proximité. Avec toutefois la contrainte de ne jamais trop le distordre — pour des raisons pratiques : Cristina Branco ne s’appuie pas sur une partition écrite pour chanter, mais plutôt sur ce que les musiciens lui offrent. J’ai par exemple introduit des transpositions en demis tons, qu’on peut d’ailleurs entendre dans le monde de la chanson, avec lesquels je la guide par glissements progressifs : une façon assez douce d’intervenir sur la substance musicale sans la pervertir. Pour le reste, cela relève plutôt de l’instrumentation et de la superposition de lignes abstraites, étrangères de l’accompagnement du fado. On a parfois le sentiment que l’esprit de Mahler traverse le fado ! Je pense par exemple à l’Adagio de la Dixième Symphonie et ses mélodies qui présentent de très larges intervalles, quasi hyperboliques.

Enfin, dans le cas de deux de ces quatre mouvements, j’ai fait le pari de superposer, d’un bout à l’autre, un fado avec une des pièces du cycle Camões. Deux autres pièces du cycle Camões viennent s’intercaler plus tard, entre deux fados, comme des obstacles au développement du fado. Là encore, j’ai dû respecter certaines contraintes, pour ne pas empêcher la chanteuse de chanter : elle doit simplement se retenir, pour laisser place au discours contemporain, puis reprendre le fil un peu plus tard.

L’idée, poétique cette fois, est que notre société contemporaine étouffe tout lyrisme. On l’empêche de s’épanouir, en dressant face à lui un mur de musiques contemporaines excessivement contrastées. Malgré notre insatiable soif de douceur et de beauté, la réalité dresse invariablement ses obstacles en travers de notre chemin. Au reste, il est bon de ne pas tout se permettre en termes de « douceur » : la douceur contrainte est beaucoup plus stimulante que celle qui coule sans souci. C’est également une métaphore de l’amour : car le fado, c’est l’amour, l’amour contrasté, l’amour qu’on doit conquérir en entreprenant un voyage, l’amour prisonnier (dans le cas de Camões), l’amour toujours plus fort, l’amour capable d’abattre les obstacles dressés par la vie…

Vous évoquiez tout à l’heure l’histoire d’amour, la trajectoire de rencontre puis de séparation que vous aviez organisée dans la première version : y a-t-il également, dans cette nouvelle version, une dimension théâtrale, voire spectaculaire ?

Tout à fait. C’est même une volonté théâtrale explicite, qui me permet de contourner le piège consensuel de l’histoire, somme toute assez simple voire simpliste, qu’est celle à laquelle on associe le fado.

On commence donc comme s’ouvrirait une pièce de théâtre : les musiciens entrent sur scène dans le noir, tandis qu’une averse de pluie résonne dans la salle. Ce sont des bruits concrets de pluie, accompagnés d’un éclairage évocateur. Au début, cette pluie paraît très naturelle, mais elle se transforme peu à peu et on découvre que ces gouttes de pluie sont en vérité des gouttes de son — des sons extraits de Com que voz, passés à la moulinette de la granulation. L’averse de pluie/son se poursuit, jusqu’à ce que les musiciens attaquent la première pièce, une pièce elle-même assez granuleuse…

Le premier accord est un accord que j’appelle « Accord fado », tant il est caractéristique de cette musique. Un accord que l’électronique reprend pour le figer tandis que les musiciens terminent l’averse. C’est alors que le jour se fait sur la scène. Cristina Branco entre et entonne son premier chant, qui décrit la nuit dans Mouraria, un quartier de Lisbonne. Sans mise en scène véritable, le décor est planté. La fin de ce premier tableau est également très intéressante : les lumières de la ville s’allument et la vie reprend.

L’électronique théâtralise donc le spectacle.

Oui. Au début du moins. Pendant quatre minutes, l’électronique prend en charge la dimension spectaculaire du discours — et à la fin également.

Au-delà de cette dimension spectaculaire, quel est le rôle de l’électronique ici ? Quelle(s) différence(s) y a-t-il avec celle de Com que voz ?

Dans Com que voz, l’électronique n’était pas aussi poussée que je ne l’ose aujourd’hui, pour plusieurs raisons. La principale d’entre elles étant que je tenais à l’époque à une électronique « invisible » — dans l’esprit de Luigi Nono. Depuis, j’ai constaté que cela ne fonctionnait pas, tout du moins dans le cadre de ce projet. Nous avons par exemple utilisé de nombreux sons enregistrés dans l’environnement urbain lisboète, mais aussi dans le désert namibien pour créer, par superpositions et mixages, des paysages paradoxaux et abstraits qui campent le décor du drame. Mais on n’entendait pas tout ce travail, et c’était bien dommage. J’ai donc décidé cette fois de les mettre en valeur, et même de les spatialiser — ce que je ne pouvais pas faire dans Com que voz, pour des raisons logistiques. Grâce à la spatialisation, ces sons sont plus vivants, plus captivants, et les atmosphères bien plus sensibles.

De manière générale, l’électronique dans la première version était sous-performée : plus discrète, moins présente, avec moins d’éléments. Contrairement à la nouvelle version, elle ne suivait pas de fil rouge structurel qui en guiderait l’élaboration : elle intervenait de manière plus intuitive, en complément du discours acoustique. J’ai par exemple voulu créer une réverbération artificielle de certains instruments, en croisant la réverbération naturelle avec des bruits des rues de Lisbonne préenregistrés — on donnait ainsi l’illusion que ces bruits de ville, si fugitivement perçus, étaient comme emportés par le vent. Ce travail a naturellement été renforcé pour la nouvelle version, prolongeant le naturalisme du début, et permet de faire l’expérience du paradoxe entre sons musicaux et bruits de la ville, pour rappeler à l’auditeur que son écoute n’est pas univoque.

À ce sujet, vous parlez dans votre note d’intention d’un voile subjectif qui filtrerait notre écoute : en quoi ce travail sur l’électronique participe-t-il de cette idée ?

Ce n’est pas véritablement une matière offerte à l’écoute, mais un moyen de mettre l’auditeur dans un état singulier d’écoute. J’utilise des sons de la nature — comme une musique concrète, décrivant un paysage sonore imaginaire, qui accueillerait la pièce. Parfois, le paysage sonore contredit celui décrit par le texte, ou, grâce à des traitements, le transforme. Comme si on écoutait de la musique sur un fond qui, au lieu d’être le silence (lequel n’est jamais totalement silencieux), est un « presque silence » contenant des informations comme ces paysages imaginaires. Imaginer qu’on puisse écouter une musique sur un silence coloré m’intéresse.

Vladimir Jankélévitch nous dit que tous, compositeurs et auditeurs, nous avons la prétention d’écouter la musique dans une sorte d’état primaire, comme si c’était la musique des sphères. Pourtant, chacun a sa vision propre de la partition : c’est la nature de la musique (et sa richesse) de permettre cette ambiguïté. La musique des sphères n’existe pas — et, si elle existait, on ne pourrait jamais en faire l’expérience : il nous faudrait toujours passer par un medium, aussi raffiné soit-il, ainsi que par nos oreilles, lesquelles ne sont pas si raffinées. Si cette écoute pure est impossible, n’est-il pas intéressant de jouer avec ce qui la voile ? D’ajouter d’autres filtres, d’autres obstacles, en oubliant tout bonnement ce rapport primaire à la musique ?

Retraiter un instrument peut aussi relever de cette démarche de « colorer » l’écoute. De même que d’orchestrer comme vous le faites du fado…

Exactement : c’est une hybridation du son. Hybrider un son qui a déjà des caractéristiques propres par un son venu de l’extérieur est fascinant. Au reste, cette hybridation est de toute façon déjà à l’œuvre dans notre esprit : « l’écran de fond » de notre écoute n’est jamais vierge. Alors autant jouer avec, forcer une dimension pluridimensionnelle de l’écoute.

L’électronique vous est-il d’une quelconque aide dans votre volonté de « fidélité aux sources » ?

Bien sûr. L’un des aspects les plus singuliers du fado est le mélisme : or l’électronique me permet de faire « mélismer » des instruments qui n’y ont pas accès habituellement. En l’occurrence, en reproduisant les mélismes d’Amalia Rodrigues : après avoir choisi les plus pertinents, nous les avons analysés et en avons déduit une enveloppe, que nous pouvons appliquer au son de l’instrument, en temps réel. Prenez la guitare : je peux moduler le son d’une guitare après que le musicien a pincé la corde. Idem pour le cymbalum, la harpe et même les instruments à vent, dont je peux souligner les ébauches mélismatiques.

Jusque dans l’informatique musicale, je retourne aux racines du fado, et j’en raccroche tous les effets au geste poétique du fado. Ça ne sonnera pas « fidèlement » comme du fado, mais le rapport est là et il est très profond.

Vous disiez préférer auparavant une électronique discrète, presque inaudible : pourquoi ?

Sans doute n’avais-je pas bien compris les possibilités de l’électronique à l’époque. J’imaginais que, si elle s’ajoutait au son instrumental, elle viendrait gâcher un rêve — peut-être parce qu’elle ne passe pas par un dispositif aussi raffiné que la résonance de l’instrument et la réfraction du son dans l’espace, par exemple. Depuis, j’ai compris que, dans tout espace acoustique, haut-parleurs (de toute qualité), caisse des instruments, corps des musiciens ou corps des auditeurs, sans parler de la salle toute entière : tout résonne. Cette vision plus fusionnelle de l’espace acoustique, m’a mené à une approche moins puriste de l’électronique et m’a permis de dépasser mes peurs. Y compris celle d’une électronique qui prendrait le dessus sur l’instrumental — ce qui a lieu ici au début et à la fin, ou lors des quelques avalanches sonores, courtes et irrépressibles, qui ponctuent l’œuvre.

Aujourd’hui, vous verriez-vous vous lancer dans pareil projet avec d’autres musiques que le fado ?

Pour l’instant non. Aujourd’hui, ma musique fait beaucoup référence à d’autres musiques — qui m’apportent énormément de matière — et j’essaie justement d’en faire ma cuisine, sans les montrer de trop. Je peux aussi avoir aujourd’hui une vision « impure », pour me permettre des formes plus rhapsodiques et vagabondes, avec des références parfois explicites mais toujours fugitives, élusives.

C’est un syncrétisme que je défends aujourd’hui, du moment qu’il n’est pas superficiel, qu’il ne se déploie pas de manière univoque et qu’il n’est pas montré — mais bien plutôt caché dans les replis de la structure profonde de l’œuvre. Je veux avoir plusieurs casquettes : pouvoir écrire Com que voz un jour, et une œuvre plus radicale le lendemain, tout en restant moi-même — ou, au contraire, une œuvre unique traversée de moments disparates, et gardant sa cohérence en dépit de cela.

Je vois là une des lacunes de la scène contemporaine : trop prise par ses propres obsessions, que ce soit une forme de purisme ou, au contraire, par le mimétisme du « tout est possible », elle finit par se répéter ou par ennuyer. Dans la répétition, on croit trop souvent (et faussement) affirmer un style, un langage. Alors qu’on l’exprime à mon avis mieux dans la différence, même si cela nécessite ensuite plus de travail de la part des analystes pour comprendre la trajectoire du compositeur : Bach n’était pas univoque, loin de là. Beethoven non plus, qui traversait les styles avec une telle liberté.

ManiFeste est un Festival-Académie — et la composante pédagogique y est essentielle. Vous êtes vous-même professeur de composition au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris : enseigner fait-il partie intégrante de votre métier de musicien ?

Ma position peut sembler paradoxale. Parfois, quand je suis avec un étudiant, j’entretiens avec lui un rapport de complicité totale — et c’est comme si je composais moi-même la pièce avec lui : je suis totalement investi. J’ai face à moi un artiste qui veut s’exprimer et nous cherchons ensemble toutes les solutions possibles pour formuler ses idées — de la même manière comme je le ferais pour les miennes propres. Nous sommes tous deux compositeurs et complices d’une vision du monde. Son univers musical a son identité et sa force, et son manque de maîtrise des moyens techniques ne doit pas l’empêcher de s’exprimer. Les solutions que nous trouvons pourraient certainement m’être utiles dans le cadre de mon propre travail de composition — mais, une fois que je les ai « données » à mon élève, je n’arrive plus à les utiliser pour moi : elles sont comme « usées ». Heinz Holliger dit que travailler avec un jeune compositeur signifie composer moins. Il a parfaitement raison. Enseigner exige beaucoup, artistiquement parlant.

En revanche, on reçoit aussi énormément de la part des étudiants. Ils sont jeunes et la jeunesse est précieuse ! Ils sont généralement très au fait de l’actualité musicale, des dernières trouvailles instrumentales et des nouvelles technologies. C’est très réjouissant : je rencontre souvent des problèmes que je me suis déjà posés par le passé, et pour lesquels je trouve de nouvelles réponses. Ça permet de « mettre à jour » bon nombre processus intellectuels.

Parfois je me dis que j’aimerais arrêter l’enseignement. J’aurais plus de temps, moins de préoccupations. Il m’arrive de me demander, face à mon travail : « aurais-je permis à un de mes élèves de faire ce que je suis en train de faire ? » : si je n’enseignais pas, je n’aurais plus ces étranges états d’âmes. Mais je me crois incapable d’un rapport autiste avec la composition : sans l’enseignement, je me perdrais dans une histoire sans fin d’ego, de plaisir personnel et de fantasme d’omnipotence…

Propos recueillis par J.S.

Note de programme du concert ManiFeste du 6 juin 2015 au Centre Pompidou.
© Ircam-Centre Pompidou juin 2015