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Contrepoints. Entretien avec Stefano Gervasoni et Paolo Pachini

par Jérémie Szpirglas

18 juin 2022


D’où est venue l’idée d’accompagner De Tinieblas d’une vidéo ?
Stefano Gervasoni : Quand le projet a commencé, ce ne devait être que de la musique. J’ai commencé la composition sans même envisager qu’il pouvait y avoir une vidéo. La partition constitue donc une pièce totalement autonome. Mais j’avais vu quelques-uns des travaux de Paolo, et j’avais envie de travailler avec lui. C’était l’occasion et je le lui ai proposé.
Paolo Pachini : J’ai trouvé le poème de José Angel Valente absolument magnifique et je me suis lancé. Stefano avait déjà avancé dans le travail, et le mien a donc été éclairé par les idées qu’il était en train de développer : j’ai toujours voulu respecter son imaginaire.

Paolo, vous n’êtes pas seulement vidéaste, vous êtes aussi compositeur – ce qui n’est du reste pas commun. Qu’est-ce que ça change selon vous dans votre manière de travailler ?
P.P. : Il s’agit toujours pour moi d’organiser la vidéo, non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps : il est essentiel de maîtriser les structures temporelles. À cet égard, avoir un œil précis sur la partition est d’une grande aide lorsqu’on travaille en lien avec la musique.

Comment avez-vous procédé ? Avez-vous discuté de l’imaginaire de la pièce ?
S.G. : Nous ne nous sommes jamais rencontrés – notamment à cause de la crise sanitaire. Je lui ai donc envoyé le manuscrit au fur et à mesure de l’écriture. Il l’a analysé, décortiqué – presque comme si j’étais un compositeur « mort »…
P.P. : Suite à mon analyse, j’ai réalisé un découpage assez précis de la partition. Ce découpage n’est pas nécessairement objectif. Il découle de mon interprétation personnelle de la partition. Une partie des choix était assez évidente, mais il arrivait que je veuille souligner certains aspects, certains événements musicaux, plutôt que d’autres. En surface, la partition se décompose en 14 morceaux différents. Mais, plus en profondeur, on distingue un réseau de liens entre eux – que j’ai voulu mettre en valeur dans la vidéo : des éléments et phénomènes reviennent ainsi de manière récurrente, sous un visage différent d’un numéro à l’autre. J’ai d’ailleurs posé beaucoup de questions à Stefano sur sa partition, et sur certains processus souterrains que je percevais parfois. Certains événements vidéos sont synchronisés sur le rythme du discours musical, d’autres sur la structure, d’autres encore sur les processus – je ne me suis pas fixé de règle.
S.G. : Le travail de Paolo est très scrupuleux et, dans le même temps, le rendu est fluide et souple : les événements vidéos et musicaux ne sont toujours pas exactement synchrones. Paolo a pu garder son autonomie, je ne lui ai pas demandé de servir la musique. Je n’ai imposé aucune idée visuelle. Nous n’avons pas réellement communiqué au sujet de nos intentions respectives. C’est finalement un peu une coïncidence que les deux œuvres aillent si bien ensemble, et que leur juxtaposition soit pertinente. Je pense toutefois que cette pertinence est surtout à mettre au crédit de Paolo, puisque je pouvais de mon côté écrire ce que je voulais et qu’il devait quant à lui interpréter ma façon d’aborder le texte – ce qu’il a très bien fait ! Il convient d’ajouter pour nuancer que le texte de Valente a une énergie propre, qui nous a contraints tous les deux.

Avez-vous sollicité des retours l’un de l’autre sur le travail de chacun ?
S.G. : On a ponctuellement discuté de certains passages, et de la façon dont j’imaginais les rendre un peu plus fluide ou géométrique… Mais cela reste de l’ordre du détail, et à partir d’un résultat déjà existant et convaincant.
P.P. : Il y a eu un peu d’allers-retours, mais chacun a travaillé sur son propre terrain. De mon côté, j’ai trouvé la partition magnifique et je n’aurais même pas songé à lui demander de la modifier. Ensuite, quand j’avais terminé un bloc vidéo, je le lui envoyais et on en discutait.

Stefano, vous aviez donc écrit la partition avant la vidéo, mais vous avez produit l’électronique alors que la vidéo avait déjà été réalisée. Votre écriture de l’électronique a-t-elle été influencée par le travail de Paolo ?
S.G. : Oui : il y a eu ce va-et-vient ! Le fait que Paolo ait analysé et segmenté la partition m’a fait me rendre compte de l’architecture de la pièce, de certaines reprises, de certaines symétries, et c’est sur cette base que j’ai ensuite travaillé l’électronique. En fonction de ce que la vidéo pouvait me suggérer, j’ai abandonné certaines pistes que j’avais explorées, et j’en ai fouillé d’autres davantage. Par exemple, c’est en voyant son travail sur les lettres hébraïques que j’ai introduit le principe des lettres titres, dont l’énoncé se superpose au voile électronique, s’intégrant au bourdon ou au chœur.

Paolo, ce n’est pas la première fois que vous collaborez avec un compositeur. Vous avez notamment travaillé avec Fausto Romitelli, sur An Index of Metal : cette manière de procéder avec Stefano se distingue-t-elle de vos précédents projets ?
P.P. : Stefano comme Fausto ne font pas de musique algorithmique ou d’improvisation, ce sont des compositeurs qui travaillent de manière « traditionnelle », dirons-nous. Mais, avec Romitelli, nous avions fait l’inverse de ce que nous faisons avec Stefano : j’avais déjà commencé la vidéo quand il s’est mis à composer. Quand il a eu fini, j’ai tout ajusté sur la partition.

De Tinieblas est composée pour chœur et électronique, ce qui ouvre nécessairement la porte à des aléas temporels liés à l’interprétation : comment synchroniser les deux discours ?
P.P. : De façon très subtile. D’abord, j’ai calé mon montage sur la structure de Stefano et sur l’enchaînement des numéros. Il y a environ 40 blocs de vidéo, que quelqu’un se charge de déclencher au bon moment en suivant la partition. Certains numéros plus délicats sont synchronisés grâce à un clic-track.

Ensuite, j’ai ajouté çà et là de petites codas vidéo ou des transitions pour dilater l’espace-temps entre les pièces et faire respirer la forme générale – les chœurs prendront sans doute un peu de retard.

Comment articulez-vous texte, musique et vidéo ?
S.G. : En composant, je me suis placé à mi-chemin entre poésie et musique, dans une sorte de matérialisation des fantasmes, idées, émotions et structures émanant du texte. S’agissant de la composition, les références sont plutôt indirectes. Par exemple, Valente accorde une grande importance aux lettres de l’alphabet hébreu, qui ouvrent chacun des quatorze numéros de la pièce. Il reprend d’ailleurs dans son texte la symbolique associée à ces lettres : la paume de la main pour « caf », le poisson pour « nun », etc. Je m’intéresse donc, à mon tour, à ces lettres : en les vocalisant, en les reprenant dans l’électronique (à partir d’échantillons enregistrés en amont pour le chœur).

Je m’appuie également sur le texte pour structurer la forme dans sa globalité – en reproduisant, non des citations, mais des situations, qui tissent comme un réseau au sein de la pièce. Le plus évident, ce sont ces deux vocalisations, emblématiques des Offices de Ténèbres, de « O Jérusalem », au début et à la fin. Au début, il est chanté par tout le chœur réuni. À la fin, il est repris à deux chœurs et il est de plus grandement retraité par l’électronique, car il constitue le matériau de base du drone qui parcourt toute la pièce.

P.P. : Le texte poétique est très fort, mais j’ai voulu respecter l’esprit du texte, son allure, plus que son contenu. Je trouve que le son du texte dit est parfois plus puissant que les images qu’il décrit. Cela ne m’a pas empêché de revisiter épisodiquement ces images, même si, la plupart du temps, je n’en ai extrait qu’un élément pour le développer ensuite sur tout un numéro.

L’un des enjeux quand on met des images sur de la musique, c’est que le discours vidéo ne prenne pas le pas sur le discours musical. Le média filmique a un fort pouvoir de phagocyter l’attention, parfois au détriment du musical. Comment rééquilibrer les deux ?
S.G. : Paolo est aussi compositeur. Il a donc possiblement la capacité à trouver ce chemin entre deux expériences auditives et visuelles. De mon côté, cette question de l’impureté de la perception musicale me passionne depuis longtemps : l’écoute n’est jamais indépendante des autres organes sensoriels. Même la mémoire est invariablement convoquée, un moment ou un autre, orientant et nourrissant l’écoute.
P.P. : Mon espoir est que les trois – texte, musique et image – se nourrissent les uns les autres. À mon sens, les processus d’amplification du texte que Stefano a mis en place dans sa musique sont très perceptibles. L’architecture de la musique est comme une projection du texte. Par souci de cohérence, je n’ai jamais tenté de donner au discours filmique une autonomie aveugle à la temporalité musicale. La musique est le fil rouge, le squelette temporel de la structure globale de l’œuvre.

Y a-t-il des moments où il faut rendre l’image moins intéressante pour laisser la place au reste, des passages où il faut du noir pour libérer la musique ?
P.P. : Il y a effectivement des moments de noir qui font par exemple office de respirations entre deux morceaux. En général, j’alterne entre des matériaux organisés rythmiquement et des matériaux qui ont une durée interne propre – assez lente en l’occurrence. Peut-être la musique prendra-t-elle alors le pas sur l’image dans les perceptions ? Ce qui est intéressant, c’est l’équilibre, les changements de rôle, l’organisation des plans entre musique, texte et vidéo. C’est comme un contrepoint : dans un contrepoint, une voix est parfois au premier plan, et passe ensuite à l’arrière-plan. C’est la même chose ici entre les trois discours, poétique, musical et filmique.

Stefano, vous partagez ce soir l’affiche avec une création de Helmut Lachenmann, un voisinage qui ne vous laisse pas froid, loin de là.
S.G. : Il se trouve que, cette année, j’aurai le même âge que Helmut Lachenmann quand, en 1995, il a reçu ma partition de Lilolela pour vingt-trois musiciens, alors ma pièce la plus ambitieuse. Je la lui avais dédiée, avec toute mon admiration, pour son soixantième anniversaire. Ma véritable rencontre avec Helmut remontait à un an auparavant, lors de ma participation à son atelier de composition à Vienne avec le Klangforum (parmi les autres jeunes compositeurs choisis figuraient également Olga Neuwirth, Isabelle Mundry, Hanspeter Kyburz, Matthias Pintscher, Clemens Gadenstätter), mais mon enthousiasme pour sa musique et sa personnalité était bien antérieur. Il était né à l’occasion des concerts où sa musique commençait à être jouée, même en Italie (grâce, en particulier, à Mouvement – vor der Erstarrung), de rencontres fugitives et touchantes avec sa personne (le concours Gaudemaus à Amsterdam en 1990, au cours duquel je pus échanger quelques mots avec lui), et des paroles prophétiques de Luigi Nono, dans la bouche duquel j’avais pour la première fois entendu le nom de Helmut comme celui d’un grand artiste : nous étions au début des années 1980, je n’étais pas encore étudiant en composition et Nono m’avait reçu dans sa maison à la Giudecca, pour une inoubliable journée de conversations sur la musique, la culture, l’art et la société.

Pour revenir à Lilolela, Helmut m’avait répondu quelques semaines plus tard d’une carte postale bien remplie de son écriture allant dans toutes les directions. Il y soulignait surtout que ma pièce essayait de trouver un équilibre entre une sérénité recherchée à tout prix et l’obsession d’une chute, inévitable et très tentatrice.
Lilolela fut créée quelques jours après le soixantième anniversaire de Helmut : son écoute fut pour moi la révélation de la justesse de ses mots. Je compris que mon admiration pour l’art musical de Lachenmann n’avait rien à voir avec le système technique qui gouverne sa musique (son vocabulaire sonore, ses techniques instrumentales dont il est indéniablement découvreur, explorateur et créateur, ou encore ses principes formels), la conception organique de sa musique intégrant toutes les manifestations de l’expression sonore, instrumentale et vocale, allant de la hauteur déterminée au bruit complexe, pourvu que ces paramètres atteignent le degré de signification maximale que le compositeur soit capable de leur imprimer.
Comprendre cet enseignement et l’art de Helmut Lachenmann fut essentiel. Dans la distance infranchissable qui neutralise toute tentative de traduire mon admiration pour sa musique par une puérile imitation de ses techniques et de son vocabulaire, ma musique et le dispositif technique qu’elle déploie deviennent, en termes poétiques, une quête, toujours en cours, pour suspendre la sensation, très tangible, d’une inévitable chute en vol – la dégradation de l’humanité, de la civilisation, de la nature —, cela au nom de l’espoir. Un espoir d’utopie qui unit ma musique à celle de Helmut Lachenmann. Helmut, en 1995, à l’âge qui est maintenant le mien, me le dit sous forme d’une question à laquelle je n’ai toujours pas de réponse : comment trouver une sérénité personnelle et partagée, non indifférente aux drames qui touchent l’humanité, la société et la nature (quant à elle irréprochable), souvent pour des raisons incompréhensibles, humainement et naturellement inconcevables et inadmissibles ?

Note de programme du concert du 18 juin 2022 au Centre Pompidou.
© Ircam-Centre Pompidou juin 2022