György Kurtág est originaire d'une région où coexistent plusieurs cultures, plusieurs langues ; en dehors du hongrois (sa langue maternelle), il parle le roumain, l'allemand et le russe. Auxquels se joindront plus tard, par l'étude et par les voyages, le français et l'anglais. Kurtág connaît les littératures de ces peuples différents, il a mis en musique, dans leur langue originale, des textes d'auteurs hongrois, russes, allemands et anglais. Même s'il demeure, aujourd'hui comme hier, dans sa Hongrie natale – de sa maison à Veröce, on voit le coude du Danube, des forêts, des îles, des prés au bord du fleuve –, il est en quelque sorte un citoyen du monde. Déjà en Roumanie, à Lugoj où il est né en 1926, vivaient ensemble des Roumains, des Hongrois, des Allemands, des Juifs, et la culture serbe ou bulgare, voire celles de l'Ukraine et de la Russie n'étaient pas loin.
Paris, avec sa vie culturelle et musicale, a joué à plusieurs reprises un rôle important dans sa vie et dans son développement artistique. Après le premier « dégel » des relations Est-Ouest en 1956, Kurtág, qui s'était établi depuis 1946 à Budapest, s'est rendu pour un an à Paris : en 1957-1958, il y a suivi les cours d'Olivier Messiaen et de Darius Milhaud, il a appris à connaître le milieu culturel de la capitale et il a pu étudier les courants musicaux d'avant-garde. Mais le plus important fut sans doute sa rencontre avec la psychologue Marianne Stein, qui s'était spécialisée dans le travail avec des artistes. C'est elle qui l'a amené à se reconnaître, à s'accepter : avec elle, Kurtág a réalisé qu'il aurait à construire sa musique en partant de minuscules cellules génératrices, de motifs miniatures, de gestes expressifs brefs. Une musique qui restera liée aux traditions européennes – « ma langue maternelle, dira-t-il, c'est Bartók, et celle de Bartók était Beethoven » –, et qui gardera une distance certaine vis-à-vis des « écoles » et des « tendances » de l'époque, même si Kurtág a bien entendu étudié les procédés de la musique dodécaphonique et sérielle. Après ce séjour à Paris, Kurtág écrira son Quatuor à cordes, auquel il donnera le chiffre symbolique d' « opus 1 » – un nouveau départ à trente trois ans.
Quelques vingt années plus tard, Paris aura de nouveau représenté un tournant dans le développement artistique de Kurtág : le 14 janvier 1981, Sylvain Cambreling dirige la création des Messages de feu Demoiselle R. V. Troussova, op. 17, un cycle vocal qui est à l'origine d'une reconnaissance internationale. Sur la scène européenne de la musique contemporaine, Kurtág aura longtemps été une personnalité secrète ; dans les années 60 à Darmstadt, dominées par la figure de Stockhausen, les quelques rares exécution de ses œuvres (les Huit pièces pour piano op. 3, les Dits de Péter Bornemisza op. 7) sont pratiquement passées inaperçues. Et soudain, après la première des Messages (Poslanija pokojnoj R. V. Trusovoj), sur des poèmes de Rimma Dalos, poétesse russe vivant en Hongrie), Kurtág est devenu une des figures majeures de la musique européenne : on découvrait l'une après l'autre ses œuvres antérieures – des pièces de musique de chambre pour la plupart –, la fascination de leur univers sonore. À l'automne 1994, Kurtág est de retour à Paris pour une impressionnante série de concerts consacrés à ses œuvres. Notamment à ses compositions les plus récentes, comme Rückblick, ce « regard en arrière » qui constitue le programme de toute une soirée. Car Rückblick est aussi un résumé, un « commentaire composé » de son propre itinéraire : rassemblant en un tout inédit nombre d'œuvres ou de fragments d'œuvres qui avaient déjà une existence autonome, et qui se voient dotées d'une instrumentation, de couleurs et de qualités expressives nouvelles. Il y a là quelque chose qui était déjà présent chez Kurtág : une mise en relation de pièces singulières et indépendantes dans une œuvre qui les accueille ensemble ; une manière de redessiner les liens qui se tissent entre les contenus et les motifs, de suivre les fils cachés dans la broussaille de tant de petites œuvres, de traquer ces traces, enfin, qui semblent n'indiquer aucun chemin, et de leur donner ainsi une forme, un contour, une structure. D'une œuvre à l'autre, Kurtág a toujours cité des motifs et des fragments, des bribes de sonorités, en se dirigeant grâce à ces points de repère sémantiques ou thématiques qui sont comme les phares de sa création. Et ce sont souvent, aussi, des orientations littéraires qui le guident : Dostoïevsky, Hölderlin, Kafka, Beckett.
Le poète hongrois János Pilinszky (1921-1981) a décrit le simulacre d'exécution de Dostoïevsky, et Kurtág a repris ce poème dans la seconde pièce du cycle de ses Quatre chants op. 11. In memoriam F. M. Dostoïevsky est un chant de la désolation et de la souffrance, celui de l'humiliation d'un détenu. La facture musicale est aride : ce sont des ostinati monotones, des notes douloureuses et longuement tenues, puis de soudaines envolées, des bribes de motifs qui caractérisent le cycle. Le dernier mouvement voudrait construire une tension musicale à partir de l'ébauche d'une relation entre les deux personnages, mais cette tension s'avère intenable, elle s'éteint en résonnant dans un vide sans paroles.
Dostoïevsky reparaîtra bientôt dans l'œuvre de Kurtág, dans une petite pièce instrumentale, A kis csáva, dont l'effectif grotesque réunit un piccolo, un trombone et une guitare. Le dernier mouvement est comme une tentative pour dégager du sens entre des lambeaux de mélodie et des hauteurs indéterminées — un chant qui s'étiole à la limite du néant. En exergue : « Dans les bas-fonds avec Fiodor Mikhaïlovitch ». Durant son séjour à Paris en 1957-1958, et sur des indications de Ligeti, l'ami des années d'étude, Kurtág a appris à connaître l'œuvre littéraire de Kafka. Il faudra attendre, il est vrai, près de trente ans pour que la fréquentation de Kafka porte véritablement ses fruits – avec les Kafka-Fragmente, op. 24, pour soprano et violon –, mais l'absurde en général et l'œuvre de Kafka en particulier sont présents dans la musique de Kurtág, de manière plus ou moins latente, dès le début. On connaît cette situation récurrente des romans et des nouvelles de Kafka : la recherche, l'effort tendus vers un but, une explication, vers la solution d'une énigme, sans que jamais le personnage n'y parvienne. Dans la mesure où Kafka n'a pas simplement interrompu ses récits avant cet improbable objectif (l'œuvre d'art fragmentaire serait plutôt comme un frémissement devant l'éventuel anéantissement de la connaissance), ses personnages, par leurs actions diverses, leurs rencontres, leurs combats, se rapprochent apparemment sans cesse du but, sans jamais l'atteindre : le Procès reste insondable, le Château inexplicable ; et le coureur, dans Un Messager impérial, se débat dans le « dépôt » du monde et de l'histoire, mais ne parvient jamais jusqu'au destinataire du message : « Mais tu es assis à ta fenêtre et tu en rêves, quand vient le soir. »
C'est une telle situation – celle d'une volonté (vaine) d'y arriver, de s'y mettre – qui est à la base de la structure musicale du premier mouvement de l'œuvre que Kurtág aura composée à son retour de Paris : le Quatuor à cordes de 1959. Le premier des six mouvements de ce quatuor – une introduction qui dure une minute – expose dans les sept premières mesures (il n'y en a que seize en tout) une suite de courts motifs, différenciés par la structure intervallaire, l'harmonie et le mode de jeu. Le premier motif – deux tierces majeures superposées de manière dissonante – est joué en harmoniques, pianississimo, puis avec un crescendo. Vient ensuite une figure brève et abrupte – fortissimo, ruvido. A plusieurs reprises dans ce mouvement, entre des figurations bondissantes, presque comme des cris, la sonorité douce des harmoniques ressurgit ; mais les tentatives pour s'en saisir, pour l'enserrer dans un enchaînement progressif, ces tentatives échouent. Les « appels » violents, presque autoritaires des autres motifs ne réussissent pas à le maintenir, et il se disperse finalement en un pianissimo, en se perdant dans le vide ; il se dissout, il disparaît dans le bleu du ciel comme un tourbillon d'oiseaux, insaisissable, déjà passé. Cette miniature – qui, bien entendu, ne contient aucune référence verbale à Kafka – est pourtant presque une métaphore sonore de la situation de l'écrivain : une notation dans un journal intime, le prélude caché aux Kafka-Fragmente.
Le cycle des Kafka-Fragmente rassemble des phrases et des aphorismes du Journal et de la correspondance de Kafka : il s'agit presque toujours de situations et d'images qui représentent la recherche d'une compréhension des événements qui nous entourent – sans que le point d'ancrage soit jamais atteint. Le texte avec lequel Kurtág a choisi d'ouvrir le cycle est celui-ci : « Les bons vont du même pas. Sans rien savoir d'eux, les autres dansent autour d'eux les danses du temps. » Une situation, donc, où « les bons » ne réussissent pas à communiquer avec un monde pris dans le cercle du quotidien et de la consommation. Le dernier texte (le n° 40 du cycle) dit quant à lui : « La pleine lune nous aveuglait. Des oiseaux criaient d'arbre en arbre. Un bourdonnement parcourait les champs. Nous rampâmes dans la poussière : un couple de serpents. » Dans l'impossibilité d'échapper à la lumière aveuglante, de garder une vision claire, sous la menace des oiseaux étranges et de la tempête qui parcourt les champs, il reste une mince consolation pour ces hommes-serpents attachés à la terre : ils sont un couple, ils ne sont pas vraiment seuls. Ces « messages » de Kafka, Kurtág les expose de manière aussi immédiate que possible : il réduit l'effectif de l'œuvre au timbre limité d'une soprano et d'un violon, qui s'approchent du contenu du texte comme d'une asymptote, jamais atteinte sinon dans l'infini. Par des articulations imagées, par des formulations tantôt fébriles, tantôt distanciées, presque détachées. Il y a toujours de nouveaux élans, des pas audacieux vers l'incertain, sans retour vers une plate-forme esthétique assurée. C'est ce que dit aussi un autre texte de Kafka (n° 16) : « À partir d'un certain point, il n'est plus de retour. C'est le point qu'il faut atteindre. »
Samuel Beckett : What is the word, pour récitante, ensemble vocal et instruments, crée une situation semblable entre l'espoir – les tentatives –, et l'échec. What is the word est le dernier texte écrit par Beckett ; comme si souvent chez lui, il s'agit d'une tentative pour trouver une expression verbalisable, pour formuler des mots et des phrases, pour envoyer au moins quelques messages fragmentaires échappant à l'aphasie. La forme musicale que Kurtág a élaborée, pour ce texte qui le fascinait, est l'expression d'une constellation tragique, profondément ressentie. Le texte est dit par une récitante dans une traduction hongroise, et chanté ou chuchoté par l'ensemble vocal en anglais. La musique tente de trouver une formulation, une sonorité. Et cela, dans la forme d'une conception esthétique qui est vraiment taillée sur mesure : pour Ildikó Monyók – une actrice qui, à la suite d'un grave accident, avait subi un choc psychique. Ce n'est que par un travail des plus pénibles, en se surpassant, qu'elle a réussi à retrouver l'usage de la parole. C'est elle qui est la récitante dans Samuel Beckett : What is the word – elle se dit en quelque sorte elle-même. Et elle y incarne pour ainsi dire un médium, comme le dit le sous-titre de l'œuvre : « avec István Siklós pour interprète, un message de Samuel Beckett par Ildikó Monyók ». C'est donc elle qui le dit, secondée par un petit nombre de voix et d'instruments, en se frayant un chemin au travers du mutisme et du silence. Ce combat pourrait se poursuivre éternellement, la composition n'est quasiment qu'un extrait, mais un extrait que Beckett a serti dans des mots. Le petite figure du violon solo, à la fin, semble comme un timide espoir que tout n'est peut-être pas vain. Car de certitude, il n'y en a pas : ce serait se trahir que de la faire miroiter dans les effets d'un finale.
Si la musique de Kurtág se compose d'aphorismes multiples et complémentaires, de chaînes ou de mosaïques ciselées, elle tend néanmoins à « l'ouvert ». Par ses pauses, ses silences, son caractère fragmentaire, c'est aussi cela qu'elle donne à entendre et à penser à l'auditeur. La musique continue de résonner. Dans sa troisième contribution au genre du quatuor à cordes, dans ce Larghetto qui clôt les quinze mouvements de l'Officium breve in memoriam Andreae Szervánszky, lorsque Kurtág cite un thème de la Sérénade pour cordes de Szervánszky, ce thème s'interrompt au milieu de la phrase – comme une relique enchâssée dans le tissu réflexif de l'œuvre. Dans son langage caractéristique, Kurtág crée une association harmonique étroite entre Szervánszky et la Deuxième Cantate de Webern, avant de les citer littéralement : dans ce réseau de relations, un vaste champ est ouvert.
Peut-être plus ouverts encore, les Jeux (Játékok) pour piano, sans numéro d'opus, sont un véritable work in progress, auquel Kurtág travaille régulièrement depuis plus de vingt ans. Il y a là, pour toute une série de pièces, plusieurs versions : une version en cluster – l'enfant qui apprend le piano peut jouer avec la paume de la main ou avec le poing –, une version plus élaborée dans l'harmonie et dans la figuration. Kurtág affirme, non sans malice, qu'il ne sait pas lui-même laquelle parmi ces versions est la meilleure... Mais la question est sans doute mal posée, car ce qui est décisif – dans ce recueil qui n'a rien de didactique, et qui rend donc vraiment justice aux enfants –, c'est justement sa liberté, son indocilité : si les Jeux de Kurtág sont si profondément humains et touchants, c'est précisément parce qu'il s'avèrent impropres à l'immobilité sèche et studieuse des apprentis-pianistes. Kurtág ne se met pas au niveau des enfants en pointant l'index, mais il les prend au sérieux et les emmène avec lui pour un voyage sonore plein de tensions et d'aventures : c'est la totalité de l'instrument qui est à leur libre disposition. « On peut taper à côté » – tel est le titre d'une des brèves pièces des Jeux : il n'y a guère de don plus généreux qu'un compositeur puisse offrir aux étudiants et aux enfants.
traduit de l'allemand par Peter Szendy
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Ircam-Centre Pompidou