Jonathan Harvey (1939-2012)

String Quartet No 4 (2003)

pour quatuor à cordes et électronique live

œuvre électronique, Ircam

  • Informations générales
    • Date de composition : 2003
    • Durée : 36 mn
    • Éditeur : Faber Music
    • Commande : Ars Musica, Ircam, Ultima Festival, dans le cadre du réseau Varèse.
Effectif détaillé
  • violon, violon II, alto, violoncelle

Information sur la création

  • Date : 11 mars 2003
    Lieu :

    Belgique, Bruxelles, Flagey, festival Ars Musica


    Interprètes :

    le quatuor Arditti.

Information sur l'électronique
Information sur le studio : Ircam
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Gilbert Nouno
Dispositif électronique : temps réel

Note de programme

J’ai imaginé la forme du quatuor comme cinq vies ou cinq cycles d’une existence cyclique (selon la vision bouddhiste du monde comme structure de réincarnation). Ces cinq mouvements sont caractérisés chacun par certaines obsessions, que l’on retrouve sous forme de trace dans les mouvements suivants, comme si le continuum mental qui se poursuit d’une vie à la suivante, grâce à ce lien indéfectible du karma, faisait sentir sa présence. L’incarnation est la conséquence de l’obsession.

Le premier mouvement est, dans sa structure formelle, une tentative. Il naît d’une pénombre sonore, de laquelle se dessinent des silhouettes comme des fantômes s’incarnant. Peu à peu, des figures commencent à prendre forme, émaillées de longues pauses, et créent une espèce de « singularité ». Une singularité qui va bientôt se désintégrer, la granulation et la performation l’emportant vers le bas, plongeant progressivement la musique vers des transpositions toujours plus graves des grains avec, sur la fin, des basses étrangement puissantes s’élançant à travers la salle. […]

Du deuxième cycle se dégage une confiance, voire une assurance rythmique, que le premier n’avait pas, en même temps qu’une forme d’obsession.[…] Toute vie, d’une manière ou d’une autre, se caractérise par une obsession, que ce soit un violon d’Ingres, les erreurs que nous persistons à commettre, ou les illusions auxquelles nous nous accrochons inlassablement. […]

Le troisième cycle se déploie avec une certaine lenteur ; l’atmosphère en est plus sombre et passionnée, avec de nombreux unissons qui naissent d’une des mélodies déjà entendues dans le cycle précédent, mais considérablement ralentie.

Le quatrième cycle revient vers un discours musical plus simple et plus direct, en se tournant vers des harmonies pentatoniques. Si des souvenirs, ou des traces, des mouvements précédents surgissent brièvement à l’occasion, c’est le silence qui domine. […] L’effet recherché est celui d’une stase ; ici, nul climax ; mais bien plutôt un état de méditation, vibrant et alerte. On pourrait songer à la vie d’un moine, une de ces vies vouées à l’aspiration spirituelle.

De l’aérien du quatrième cycle, le cinquième cycle apparaît comme une invention mélodique. […] Comme le dit si bien Bachelard, il y a là une « somptueuse radiance », une « hauteur profonde ». […] Durant la composition, une image me revenait constamment à l’esprit, celle d’un jardin paradisiaque planté de glycines jaunes et de sculptures d’oiseaux en bois. En termes bouddhistes, ce lieu s’appelle « terre pure ».

Je me suis toujours attaché à mettre en avant l’instabilité, la malléabilité, de la musique. L’électronique est en ce sens un outil formidable. […] La projection du quatuor sur six ou huit haut-parleurs disposés autour de la salle signifie que le moindre son peut être amplifié et utilisé comme matériau musical. Par exemple, jouer avec les éclisses de l’instrument, ou sur le cordier, ou sur le chevalet sans timbrer. Quand un tel bruit indéterminé subit divers traitements fréquentiels, l’effet est celui d’une ombre musicale – ou d’une ombre en train de se matérialiser. Les sons sont souvent si doux qu’on a presque le sentiment que le silence lui-même est en mouvement. Et un son continu sur les éclisses de l’instrument est idéal pour bâtir un rythme « métaphysique » à l’aide de la spatialisation, et même une thématique rythmique. En termes bouddhistes, cela m’a rappelé le concept du karma au cours d’une vie. Chacune des actions d’une personne a des conséquences et la suit invariablement comme une « ombre du corps », inséparable. L’utilisation de l’électronique signifie bien souvent que le son du quatuor est enregistré, stocké sur l’ordinateur, puis rejoué plus tard, après transformation – comme en conséquence du jeu. Le karma est, à terme, considéré comme une illusion ; j’ai donc pensé que cette ombre sonore devait dégager un parfum d’illusoire, peut-être par contraste avec les sons acoustiques, plus substantiels, provenant du quatuor.

Pour obtenir une spatialisation structurelle et non cosmétique, nous avons dû imaginer une structure du mouvement rythmique. Le son semble aller d’un coin à un autre de la pièce, changeant constamment de position, passant plus ou moins par le centre – mais jamais exactement au centre, car cela donnerait lieu à un pic en puissance. Nous pouvons également ajuster la vitesse à laquelle le son voyage, soit très rapidement au début d’un segment temporel, puis s’arrêtant un moment, soit à vitesse constante sur tout le segment. Nous avons enfin la possibilité de faire tourner les sons, à l’aide d’un stylet numérique sur une tablette circulaire, pour projeter le son à l’endroit où se trouve le stylet, ce qui donne une véritable musicalité au geste de diffusion spatialisée. […]

Parmi les autres types de traitements que nous avons expérimentés, le premier fut l’harmonisation. Nous avons testé plusieurs types d’harmonisers, chacun capable d’ajouter cinq ou six notes à la note de départ. Un réglage au demi-ton donne un cluster assez spectaculaire, surtout lorsqu’appliqué à des timbres altérés comme ceux obtenus sul ponticello, parce que l’accord entier change de timbre d’une manière extravagante et extraordinaire. Un réglage au quart de ton, en revanche, nous donne quelque chose de plus élémentaire, de « moins musical », car plus « naturel », proche du bruit de l’eau ou du vent. Nous sommes là à cette frontière fascinante où la musique se met à imiter la nature – un champ de recherche très important dans la musique d’aujourd’hui, et notamment dans la mienne. Le monde « naturel » déporte le monde « culturel » des instruments. Un réglage au huitième de ton, enfin, donne le sentiment d’un énorme vibrato ou d’un chœur, ce qui est, là encore, très connoté du point de vue musical.

L’un des traitements les plus avant-gardistes que nous avons testé était la granulation. On enregistre le quatuor en train de jouer puis, soit on stocke l’extrait dans une mémoire tampon dequelques secondes, soit on le réenregistre continuellement dans le tampon afin de diffuser un traitement de ce que vient de jouer le quatuor, avec un court délai donnant l’impression d’un écho distordu. Si le tampon est stocké de manière statique, sans renouvellement, sur une durée suffisante, le granulateur lira et découpera l’enregistrement en petites graines de sons (qui peuvent être de la forme que nous voulons, pour lui donner un timbre et une qualité spécifiques), lesquelles seront lues, à un point ou un autre de l’enregistrement. La tête de lecture peut être placée de manière statique, toujours à la même place, ou se déplacer le long du son enregistré, afin de modifier graduellement la couleur sonore résultante, à mesure que différentes hauteurs et timbres sont traités. […]

Autre technique importante dans laquelle nous nous sommes plongés : le vocoder time-stretch. Si l’on utilise une mémoire tampon, et qu’on la boucle en l’étirant, on peut entendre le passage en question de plus en plus réverbéré, ralenti, étendu. En combinant cette technique avec un frequency shifting, on peut changer le spectre sonore, le tordre ou même l’inverser – en échangeant les amplitudes des partiels du plus fort au plus faible et du plus faible ou plus fort. Le résultat, dans ce dernier cas, ressemble à une sorte de modulation en anneau, qui rappelle Telemusik de Stockhausen. […]

Jonathan Harvey.