Andrea Cera (1969)
Innig (2002)
installation sonore pour vingt-quatre haut-parleurs dans un couloir pour l'exposition Roland Barthes au Centre Pompidou
œuvre électronique, Ircam
- Informations générales
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Date de composition :
2002
- Durée : 12 mn
- Éditeur : Inédit
- Commande : Ircam-Centre Pompidou
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Date de composition :
2002
- Genre
- Musique électronique / sur support / instruments mécaniques [Musique électronique / sur support / instruments mécaniques]
Information sur la création
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Date :
27 novembre 2002
Lieu :Paris, Centre Pompidou, exposition Roland Barthes.
Information sur l'électronique
Dispositif électronique : autre dispositif électronique (24 haut-parleurs)
Note de programme
1) Le corridor. La lumière y est très faible, on n'en distingue qu'à peine le fond. De petites cloisons circonscrivent huit pièces dont les entrées se rétrécissent de plus en plus. 24 haut-parleurs sont placés à des distances inégales dans cet espace et diffusent une musique douce et étrange, dont les différents niveaux de structure sont localisés dans chacune des pièces.
Tout ceci constitue INNIG, installation sonore d'Andrea Cera, compositeur qu'intéressent les diverses sémiotiques de la « popular music », les relations entre les lieux, les différents publics et les codes stylistiques, les rituels de l'écoute et leur influence sur l'espace cognitif et physiologique.
INNIG est une œuvre consacrée à la constellation d'idées qui caractérisent la réflexion de Roland Barthes en matière musicale. Le grain y est particulièrement analysé dans la voix du baryton Charles Panzéra, de même que l'idée de « somatème », commentée d'après un fragment de la 2e Kreisleriana de Schumann, noyau qui génère, à partir du fond du passage, le mouvement musical global.
Au delà de ces références directes, tout est finalisé dans le but d'évoquer l'alliance entre le son et la partie la plus cachée de notre corps, celle qui habite notre esprit : la pensée. Une mise en abîme joue avec le corps des auditeurs et le corps de la musique dans un lieu qui invite à oublier les catégories traditionnelles de l'écoute.
2) On est dans le corps d'une musique. On y bouge. On peut, en se rapprochant des murs, en explorer des détails autrefois oubliés. Détails qui constituent chacun une musique autonome, des respirations, des tremblements, des profondeurs. Mais une œuvre est aussi un appendice, une extension du corps du créateur. À travers ses propres œuvres, il touche, change, altère les autres. On est regardé par le corps de cette musique. Nos yeux bougent dans le passage, cherchent les sons et à la fin restent figés avec le regard égaré de celui qui pense à autre chose. Nos yeux sont joués par le corps de la musique.
3) INNIG est une installation sonore où le corps est constamment en jeu. L'auditeur se trouve simultanément à l'intérieur de 2 somatèmes. Un étirement se déroule dans l'espace. Le processus d'entrée, parcourir l'espace et en sortir, transforme le premier somatème, l'intériorise. Les structures musicales cachent plusieurs références symboliques du grain. INNIG est le lieu de la folie.
4) Petit dictionnaire à propos de INNIG
Espace
À l'entrée du corridor, l'auditeur doit s'orienter dans un espace inconnu. En même temps et sans le percevoir, son système cognitif commence à enregistrer des informations logiques sur ce qu'il est en train d'écouter. Pendant cette errance, ces 2 modes de fonctionnement commencent à être en compétition. Un état de conflit est provoqué et cet état déclenche un troisième mode d'écoute reposant sur l'abandon. C'est là qu'il tombe dans le jeu de l'installation. Il doit accepter de ne pouvoir tout analyser, comprendre, assimiler. S'il veut explorer cet espace, il doit se déplacer. Mais s'il se déplace, il perd la continuité logique des informations sonores qui arrivent là où il se trouve. Il faut alors explorer par l'écoute, se déplacer sans bouger. Aller à l'essentiel, sans prétendre entrer en possession de tout ce qui se passe.
Signifiance
Quand Barthes parle de la relation entre le « corps » et la musique, il fait référence à une difficulté : ce qui est essentiel en musique ne peut jamais constituer un réseau de signes comme dans le langage. La musique se construit sur la « signifiance ». Bien sûr, la musique doit utiliser un code linguistique (analysable et catégorisable), mais ce code n'a qu'une nécessité instrumentale, liée à l'historicité des activités humaines. En réalité, derrière le code linguistique, un « texte second est entendu », un réseau de coups. Ce « texte second » est « un big bang » continu, une série de déviations. Il ne connaît aucun sens rationnel, aucun langage ; il est en référence avec le « corps ».
« Corps »
Le mot « corps » indique une partie largement inconnue de notre conscience, liée au corps physique, à notre mémoire gestuelle, aux automatismes de notre instinct, peut être est-ce un acte mental qui pourrait précéder chaque acte linguistique. La musique en tant que « signifiance » parle directement à ce « corps ». Face à lui, les systèmes de contrôle qu'on applique à la musique (règles de composition, stratégies de marketing et notamment la communication, divisions en genres, constructions idéologiques, etc.) sont des censures qui visent à faire passer le « corps » inaperçu.
Somatèmes
La relation entre le « corps » et la musique se fait par des mécanismes, que Barthes appelle « somatèmes ». Par le biais des somatèmes, la musique a la capacité d'évoquer et de provoquer des figures du « corps », des formes du mouvement, des typologies cinétiques. « Ecouter, c'est exécuter » : la musique communique avec notre « corps » et notre « corps » réagit, sans intermédiaire. Plusieurs expériences en laboratoire ont démontré, par la suite, que beaucoup de paramètres physiologiques changent sans cesse pendant l'écoute d'une musique et suivent son évolution. Dans INNIG, la situation est extrême : l'auditeur est physiquement à l'intérieur de 2 « somatèmes » (un étirement et une intériorisation).
Intériorisation
Innig : vous vous portez tout au fond de l'intérieur, vous vous rassemblez à la limite de ce fond, votre corps s'intériorise, il se perd en dedans, vers sa propre terre. Quand on ajoute la dimension temporelle, le processus d'entrée, parcourir l'espace du corridor et sortir, devient une intériorisation, un cheminement vers le « fond » de la composition, un passage qui, à partir des structures de surface, arrive à leur noyau générateur.
Écoute
L'écoute est le vecteur de l'énergie qui passe entre les somatèmes et la réaction physique, entre le temps musical et le temps du « corps ». Dans INNIG, l'écoute doit basculer impérativement, et constamment, entre un mode primitif d'analyse du panorama sonore, un deuxième mode structural plus évolué qui nous renvoie au langage (analyse des relations entre les différents éléments sonores qui habitent l'espace, la recherche d'une grammaire, une continuité logique) et un troisième mode où l'écoute est « jouée » par l'installation (écoute de la signifiance - perte de la distinction entre créer, interpréter, écouter). Barthes associe ce dernier type d'écoute (qui caractérise la modernité) à l'écoute psychanalytique, qui « laisse manifester » une signifiance brute, plutôt que de sélectionner et de déchiffrer une architecture de signes. L'écoute psychanalytique doit chercher un élément prédominant qui renvoie au « corps » et qui constitue le fondement du vocabulaire de la personne psycho-analysée.
Grain
L'écoute moderne, l'écoute du « corps » fait référence originairement au « grain ». Le « grain » (de la voix, du piano, de la musique) nous renvoie à la « signifiance », à ce qui dans la communication ne peut pas être catégorisé en tant que « signe ». Parmi les étirements musicaux de INNIG, plusieurs références symboliques au grain de la voix sont cachées, au niveau du timbre. La résonance des notes du piano est composée d'éléments empruntés au son « électronique » des voyelles chantées, les composantes non périodiques sont issues d'éléments de transits provenant des consonnes. Parmi les modèles analysés pendant ces transformations, on a donné en exemple la voix de Charles Panzéra.
Folie
INNIG est une œuvre où la « signifiance » prend l'espace du « signe », les aspects grammaticaux sont secondaires et presque absents, et tout est seulement « corps ». Échec de cette métaphysique structuraliste, INNIG est une œuvre dont le mot « Temps » est absent. Sa durée répond exclusivement aux coordonnées de l'expérience humaine. Le développement temporel est complètement arrêté et transformé en développement spatial. « Le corps passe dans la musique sans autre relais que le signifiant » - « ce passage (...) fait de la musique une folie ». Quand on traverse ce corridor, on traverse une folie, on est mis face à cette folie, avec une plus ou moins grande capacité d'ouverture à laisser cette folie nous dépasser, jouer avec notre « corps ». INNIG est vraiment le lieu de la folie.
Étirement
(...) étirement : le corps s'étire, se détend, s'étend vers sa forme extrême. L'étirement est exprimé musicalement : tous les événements musicaux de INNIG sont dérivés d'un groupe de 5 notes, fragment de la 2e Kreisleriana de Schumann, dont Barthes interprète la montée / descente en tant qu' « étirement ». Tous les autres événements sont des « étirements » ultérieurs du somatème d'origine. L'étirement est réalisé dans l'espace : ces différents « étirements » ont été distribués dans l'espace du geste initial. A l'entrée du corridor on entend les versions les plus « étirées », en avançant vers la sortie, on entend progressivement les déclinaisons les moins « étirées », avant la sortie, on entend seulement le geste originel. Donc, le corridor est lui même un étirement, figé dans ses 3 dimensions.
Répétition
« Le retour jouissif du coup, telle serait l'origine de la rengaine » : Cette idée de Barthes peut être explorée physiquement dans le corridor de INNIG. La musique varie selon la répétition. A la fin du corridor, on entend le fragment originel, répété avec quelques petites nuances de dynamique et de phrasé, toutes les 20 secondes. Les « étirements » progressifs du fragment originel suivent cette structure répétitive, mais au fur et à mesure que le degré d' « étirement » augmente, les structures s'allongent jusqu'à outrepasser cet intervalle de 20 secondes. Les « étirements » de la composition ont aussi une logique interne qui varie pendant les 10 minutes du cycle. A l'entrée du corridor, le degré de dérive est si élevé que les différents « étirements » se chevauchent et se croisent, de telle sorte que la notion de cycle de 20 secondes se perd, donnant ainsi l'impression d'un changement constant, voire d'une absence de répétition. Au début du corridor, on écoute les structures de surface, dont la « complexité » peut aller jusqu'à la réduction et la « répétition » du fragment originel que l'on entend au bout de ce corridor. Grâce à la statique des structures musicales de INNIG, l'auditeur crée, lui-même, des structures formelles en se déplaçant continuellement dans ce passage.
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