Florent Caron Darras, vous consacrez une partie de votre temps Ă  la recherche et Ă  l’enseignement, notamment au sujet du field recording et du paysage sonore : quelle en est votre approche ?

En 2022, il est important de faire la critique de Murray Schafer (l’inventeur du terme soundscape, traduit par « paysage sonore Â») et d’adopter une pensĂ©e de l’environnement qui ne soit ni rĂ©actionnaire ni catĂ©gorisante. Par ailleurs, j’ai beau pratiquer et thĂ©oriser le field recording, une large part de la crĂ©ation qui en convoque ne convainc que rarement, tombant souvent dans une certaine naĂŻvetĂ© et une absence de pensĂ©e formelle. En revanche je trouve que des enregistrements tels que ceux de l’audionaturaliste Marc Namblard, comme ceux qu’il a fait en Lorraine sur des lacs gelĂ©s, donnent accès Ă  des sons du monde tout Ă  fait inouĂŻs, parfois mĂŞme très proches de sons Ă©lectroniques, et que peu de personnes ont la chance d’entendre in situ. C’est une façon de repousser les limites de ce que l’on appelle musique.

Comment la diffusion ambisonique bouleverse-t-elle votre vision du paysage sonore ?

Je souhaitais m’initier à la technique ambisonique avec l’intuition que ce serait l’objet idéal pour identifier clairement des éléments dans l’espace et le temps. En réalité, j’ai découvert autre chose, et c’est plutôt la discrétion du dispositif qui s’est avérée tout à fait propice au projet. Finalement, discriminer un élément parmi d’autres dans l’espace sonore n’est pas si immédiat en ambisonique, mais je me suis rendu compte que c’était exactement pareil avec mes oreilles en forêt. Dans les deux cas, on a des sensations de directions et d’éloignements, mais on ne peut pointer aucune source avec son doigt. Avec Augustin Muller, nous avons mis au point un système de synthèse spatiale, qui a donné des résultats très surprenants, à la fois intelligibles et fins, avec des timbres moirés et chatoyants. Je ne m’attendais pas à trouver cela. C’est donc à partir de ma curiosité pour l’ambisonique, et de l’idée d’utiliser le field recording comme formalisation spatio-temporelle, que nous sommes arrivés à cette technique, dans une approche que nous pensons assez nouvelle. Nouvelle, d’abord, pour la multiplicité des points fixes dans le champ sonore (comme en forêt), puis par rapport à l’écoute d’un lieu et de sa résonance. En nous faisant appréhender un champ sonore, l’ambisonique permet de travailler l’idée même d’acoustique.

L’ambisonique mis Ă  part, qu’est-ce qui vous a amenĂ© Ă  l’informatique musicale ?

Je travaille depuis longtemps avec des outils de formalisation informatique, mais la musique Ă©lectronique ne m’intĂ©resse que depuis moins d’une dizaine d’annĂ©es. J’y suis venu notamment par le biais des musiques techno que l’on peut entendre dans les clubs â€“ mais dont une petite partie trouve aussi d’autres contextes d’écoute, moins fonctionnels. Je trouve que l’écoute de ces musiques se rapproche Ă  bien des Ă©gards de celle qu’on peut avoir d’un paysage habitĂ© par une faune : une Ă©coute ambiancielle, contemplative, immersive, de matĂ©riaux rĂ©pĂ©titifs qui font l’objet de microvariations, dans une Ă©volution temporelle douce. Si Ă©loignĂ©e qu’elle soit de la musique Ă©crite dans sa fonction comme dans sa rĂ©ception, ainsi que dans son mode temporel, la techno qui m’intĂ©resse est pourtant rarement tonale, ne refuse pas la dissonance, travaille essentiellement sur des bruits et est une forme de musique pure, sans voix ni texte, et sans autre objet qu’un travail sur le son et ses formes, ce pour quoi j’ose aussi la rapprocher de certaines surfaces de la musique de tradition Ă©crite plutĂ´t que du secteur de la pop. Transfert est d’ailleurs une pièce très Ă©lectrique, plastique et aux sons puissants.

Comment envisagez-vous le « transfert Â» de votre vision du field recording et du paysage sonore Ă  la composition ?

Si l’on essaie de faire une histoire de l’évocation musicale de ce qu’il est d’usage d’appeler « nature Â», on remarque que la perception qui s’en dĂ©gage s’éloigne souvent de la dimension temporelle des modèles. Comme si les compositeurs faisaient entrer le vivant dans un temps contraint, archĂ©typal, une sorte de « temps musicien Â» plus que musical. Dans mon travail, je m’intĂ©resse moins Ă  l’imitation, mais je cultive une temporalitĂ© Ă©tirĂ©e animĂ©e de micro-variations rythmiques que je reproduis d’après mes observations, voire d’après des mesures. J’essaie de m’écarter de toute vellĂ©itĂ© narrative pour me concentrer sur un temps plus statique en mĂŞme temps qu’évolutif, sur une matière qui se dĂ©ploie graduellement, afin de faire naĂ®tre chez l’auditeur cette Ă©coute paysagère que j’évoquais. J’assume ainsi une certaine approche de la rĂ©pĂ©tition, une nouvelle forme de minimalisme contenant une complexitĂ© qui n’est pas conflictuelle avec l’auditeur. Tout est variĂ©, travaillĂ© dans le dĂ©tail, mais j’essaie de rĂ©duire au maximum les propositions. Je crois en l’immanence autant qu’en la radicalitĂ© en art.

Quelle est donc la « fabrique Â» de Transfert ?

Tout part d’enregistrements ambisoniques que j’ai moi-même réalisés en forêt en Anjou. Cela se fait avec un micro comprenant 32 capsules équidistantes sur une sphère, chacune étant donc orientée dans une direction de l’espace. Les 32 signaux récoltés permettent d’encoder ce champ sonore avec une précision dite d’ordre 41.
Parmi ces nombreux enregistrements, j’en ai retenu deux, dont l’un est particulièrement important puisqu’il sous-tend quasiment in extenso la pièce, même si on ne l’entend presque jamais tel quel. C’est un enregistrement que j’ai fait au petit matin, au cours duquel on peut entendre l’éveil des oiseaux.
Cependant, au lieu des chants d’oiseaux, on entendra, à la localisation de leur émission dans l’espace et le temps, des sons de synthèse, dont les paramètres dépendent directement des caractéristiques des chants d’oiseaux qu’ils remplacent (la hauteur d’un chant, ou certains aspects de son spectre, vont ainsi déterminer l’un ou l’autre des paramètres des synthétiseurs que j’utilise).
Tout cela compose comme une polyphonie spatiale, qui conserve une large part de la diversité et de l’imprévisibilité propres au vivant.

Cela reviendrait, pour un peintre, à réaliser un paysage en remplaçant les arbres, les nuages et les animaux par d’autres figures de son invention, mais qui s’inspireraient des caractéristiques de leur modèle.

VoilĂ  : je prends l’empreinte spatio-temporelle d’un paysage, mais je n’imite pas les Ă©lĂ©ments qui le constituent. C’est peut-ĂŞtre une autre manière d’y rĂ©fĂ©rer. En lieu et place des sons de la vie sauvage se trouvent des sons imaginaires, dont certains peuvent s’avĂ©rer Ă©vocateurs d’étranges insectes ou animaux, et d’autres simplement Ă©vocateurs du paradigme Ă©lectronique. Il a fallu faire pour cela un gros travail de sound design. Les chants originels ne se feront entendre que dans de rares moments de respirations, que j’appelle des breaks â€“ qui jalonnent le parcours comme pour refaire le lien dans l’écoute avec les sons sauvages et mieux comprendre le processus Ă  l’œuvre. Les breaks dĂ©signent certains moments de pause en musique techno, qui permettent une relance de la rythmique, souvent au moyen d’un retrait de strates, suivi d’une grande emphase par accumulation de matĂ©riaux.
Dans ce contexte, pour mieux laisser s’épanouir une écoute du rythme, du timbre et de l’espace, j’ai voulu adopter une cadence harmonique très lente, comme une succession de bourdons durant chacun plusieurs minutes. C’est aussi la première fois que je mets en pratique le résultat de mes recherches sur l’harmonie des polyphonies géorgiennes, que je mène depuis sept ans avec l’ethnomusicologue Simha Arom. La pièce est bâtie sur une échelle à sept tons égaux, ce qui m’a conduit à écrire pour la première fois en huitième de ton.

LĂ -dessus se greffe un ensemble instrumental : comment avez-vous abordĂ© ce nouveau dĂ©fi ?

J’avoue, cela m’a donnĂ© du fil Ă  retordre ! Il a fallu plusieurs mois avant de pouvoir commencer la partition, d’abord en Ă©coutant beaucoup les enregistrements, puis en en choisissant un, pour ensuite trouver la bonne stratĂ©gie vis-Ă -vis de l’écriture instrumentale et de la synthèse. Ce qui me plaĂ®t dans la composition, c’est l’attitude très trans-formaliste qu’elle suppose. La partie instrumentale des premières minutes a Ă©tĂ© composĂ©e en prenant d’abord ma libertĂ© vis-Ă -vis du field recording, qui a ensuite trouvĂ© sa place en elle. Ce n’est qu’à partir de lĂ  que j’ai Ă©tĂ© plus rigoureux en faisant des allers-retours entre les deux.
D’autre part, mes prĂ©cĂ©dents travaux m’ont permis de dĂ©gager des points communs Ă  tous ces sons de faune : des rĂ©currences structurelles liĂ©es Ă  des rĂ©pĂ©titions, des isochronies, des microvariations. Chaque espèce animale Ă©tant comme « symbolisĂ©e Â» dans l’électronique par une figure sonore dans l’espace et le temps, j’ai voulu reproduire cette typologie de comportements dans mon Ă©criture instrumentale. Inventer une musique dans laquelle chaque instrument ou combinaison d’instruments pourrait incarner une forme de chimère, dont le mode temporel serait inspirĂ© de celui d’animaux rĂ©els.

Vous dites avoir fondĂ© la forme de la pièce sur un enregistrement en particulier : c’est une contrainte d’écriture particulièrement forte.

Oui. Mais j’ai choisi un enregistrement donnant Ă  entendre l’éveil d’un oiseau, puis d’un deuxième et d’un troisième, jusqu’à plusieurs centaines d’individus, soit une ouverture graduelle du paysage. Il laisse beaucoup d’espace et de temps pour le discours instrumental, ainsi que pour dĂ©ployer l’électronique en salle. La forme de la pièce suit donc strictement cet enregistrement d’éveil sans aucune coupe. L’enregistrement agit comme une grille temporelle, et contient donc Ă  la fois le rythme, la densification du matĂ©riau, et la diversitĂ© progressive des Ă©lĂ©ments. Transfert fait deux propositions formelles : une forme que j’appelle « progressive Ă  breaks Â», et une « forme-paysage Â». Dans un premier temps, le matĂ©riau Ă©lectronique est fait quasi exclusivement de synthèse FM spatiale, puis j’enrichis les modes de synthèse grâce Ă  la concatĂ©nation de CataRT. Par consĂ©quent, les sonoritĂ©s se diversifient, pour bâtir, en suivant l’éveil graduel de la forĂŞt originelle, une forĂŞt artificielle, d’une grande organicitĂ©.


  1. L’ordre de l’encodage ambisonique donne une indication sur la quantitĂ© « d’harmoniques sphĂ©riques Â» (c’est-Ă -dire les composantes du son dans l’espace) que l’on aura Ă©tĂ© capable de dĂ©terminer Ă  partir des signaux captĂ©s par le micro. En l’occurrence, pour un encodage d’ordre 4, on aura 25 harmoniques sphĂ©riques.
©Ircam-Centre Pompidou

Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 Ă  19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.