Helmut Lachenmann, quelle place occupe la pĂ©dagogie dans votre vie de musicien ? L’enseignement fait-il selon vous partie intĂ©grante du mĂ©tier ?

Pas du tout. Au reste, aller Ă  la rencontre de jeunes compositeurs pour quelques jours, comme on le fait dans le cadre d’une acadĂ©mie, ne correspond pas Ă  l’idĂ©e que je me fais de « l’enseignement de la composition Â». Mais, Ă©tant donnĂ© que j’aime, et mĂŞme que j’ai besoin de penser notre rĂ´le, je rencontre volontiers des compositeurs afin d’en discuter, surtout Ă  une Ă©poque oĂą de nombreux obstacles et difficultĂ©s entravent les artistes crĂ©atifs. Enseigner la composition est aussi impossible que d’enseigner Ă  faire l’amour, Ă  gravir une montagne, Ă  apprĂ©cier la vie ou Ă  faire le bien… La musique n’est pas un vĂ©hicule et il n’y a pas d’auto-Ă©cole. Chaque compositeur doit concevoir et dĂ©velopper son propre vĂ©hicule. Ce que nous avons tous en commun est notre merveilleuse tradition, que nous devons Ă©tudier de mĂŞme que les musiques de cultures qui nous sont Ă©trangères. En tant que pĂ©dagogue, on doit, d’une manière ou d’une autre, ĂŞtre tuĂ© par ses Ă©tudiants â€“ comme un père par ses enfants â€“ pour Ă©viter tout Ă©pigonisme, pour comprendre et ĂŞtre compris, et mĂŞme pour ĂŞtre mieux apprĂ©ciĂ©. C’est un processus complexe qui ne peut se faire en une petite semaine. Un compositeur ne devrait jamais cesser d’apprendre, mĂŞme Ă  quatre-vingtdeux ans. Je ne suis pas du tout fier de mes succès en tant qu’enseignant.

Que signifie le terme « transmission Â» pour vous ?

Cela se produit ou cela ne se produit pas. J’espère que cela fonctionne, lorsque cela est nécessaire. On ne peut de toute façon rien transmettre par la parole ou par des simples commentaires. Les mots sont handicapés par leur mauvaise utilisation au quotidien. La transmission ne se produit que lorsqu’un esprit ouvert et créatif considère une situation dans sa globalité. L’observation de l’autre est bien plus productive que la simple écoute de ce qu’il dit.

Avez-vous une « mĂ©thode pĂ©dagogique Â» particulière, ou du moins des habitudes d’enseignement, que vous aimez engager avec vos Ă©tudiants ?

Parfois, pour commencer, je prends l’une des premières Ĺ“uvres d’Anton Webern, l’opus 9 ou l’opus 10, parce qu’elles sont courtes et assez clairement descriptibles. Ou un passage d’une symphonie de Mozart ou de Beethoven, ne serait-ce que pour faire comprendre comment des Ă©lĂ©ments courants, comme un accord de do majeur â€“ qui n’ont Ă©tĂ© inventĂ©s ni par Bach, ni par Mozart, Beethoven, Schubert ou Debussy â€“ revĂŞtent dans chaque cas une authenticitĂ© absolue, le contexte singulier dans lequel ils sont plongĂ©s les faisant sonner d’une manière encore inouĂŻe. Le soi-disant « Accord-Tristan Â» n’a pas Ă©tĂ© inventĂ© par Wagner, celui-ci ne l’a qu’utilisĂ©. Nul besoin de rechercher des sons ou des bruits intĂ©ressants â€“ et, Ă  ce titre, je dĂ©teste la soi-disant « Ă‰cole Lachenmann Â» avec ces bruits stupides dont je suis innocent : mes propres Ă©tudiants sont les seuls compositeurs que j’ai pu empĂŞcher de rĂ©cupĂ©rer mes propres mĂ©thodes. Dans chaque composition, nous nous devons de dĂ©couvrir ou de crĂ©er de nouveaux contextes musicaux, que ce soit en utilisant des bruits ou des accords de do majeur. Le terme le plus ennuyeux en musique est « intĂ©ressant Â».

Comment procĂ©dez-vous justement avec les jeunes compositeurs ? Pourquoi pensez-vous qu’ils recherchent votre enseignement ?

Les Ă©tudiants ne sont pas un cheptel de moutons qui attendraient tous la mĂŞme nourriture, ce sont des ĂŞtres humains avec chacun et chacune ses propres origines, motivations, potentiels, traumas et prĂ©occupations. Ce qu’on appelle « enseignement Â» est, dans le meilleur des cas, une forme inĂ©vitable, indispensable et très excitante d’incomprĂ©hension mutuelle, qui vient avec son lot de surprises et de dĂ©couvertes merveilleuses et terribles sur soi, et parfois mĂŞme, pour le soi-disant professeur, sur son propre esprit.

Comment leur prĂ©sentez-vous votre propre pensĂ©e compositionnelle ? Avec une posture esthĂ©tique aussi forte que la vĂ´tre, comment arrivez-vous Ă  les laisser trouver leurs propres chemins ?

Pourquoi devrais-je leur prĂ©senter ma propre pensĂ©e compositionnelle ? Ce sont eux qui ont choisi de venir vers moi et c’est Ă  eux de me prĂ©senter leurs propres pensĂ©es afin que je puisse les aider Ă  s’évader de leurs prisons intellectuelles. C’est le mieux qu’ils puissent attendre de moi. Willi Baumeister, grand peintre et professeur Ă  l’AcadĂ©mie des Arts de Stuttgart, avait coutume de dire « Ich bin kein Lehrer â€“ Ich bin ein Leerer Â» : « Leer Â» est le mot allemand pour « vide Â». Il ne se considĂ©rait pas comme un professeur, mais comme un « faiseur de vide Â». Vide signifiant ici : plein de sa propre Ă©nergie crĂ©atrice. Mais je l’ai dĂ©jĂ  dit : il n’existe aucune mĂ©thode. La plupart des jeunes compositeurs sont saturĂ©s et parfois traumatisĂ©s par les influences de leurs origines, lesquelles sont plus ou moins normatives. Et pourquoi pas ? Mais il faut qu’ils en soient conscients et qu’ils y rĂ©flĂ©chissent. Certains s’attendent seulement Ă  apprendre Ă  « conduire le vĂ©hicule Â», ce vĂ©hicule qu’on appelle « musique Â» ou, pire, « musique contemporaine Â», dans l’espoir d’obtenir leurs permis. J’essaie de les inviter Ă  Ă©tudier notre hĂ©ritage traditionnel, les musiques de tous ces grands compositeurs qui, du Moyen Ă‚ge Ă  nos jours, de Guillaume de Machaut jusqu’à Boulez, Feldman, Ferneyhough ou Sciarrino, ont chacun Ă  leur tour inventĂ©, changĂ©, ouvert l’idĂ©e mĂŞme de « musique Â», d’une manière qui leur est radicalement propre. C’est lĂ  la seule vĂ©ritable tradition de la musique qui doit nous satisfaire et nous stimuler. Comme mon professeur Luigi Nono me l’a Ă©crit lorsqu’il a tout d’abord refusĂ© de me dispenser son enseignement : « Studieren Sie die Musik der alten Niederländer und schauen Sie, wie der Geist alles beherrscht Â» (Étudiez la musique du vieux compositeur nĂ©erlandais, et voyez comme l’esprit contrĂ´le tout) â€” ce conseil a bouleversĂ©, ouvert et stimulĂ© ma pensĂ©e et mon comportement musicaux. Alors pourquoi prĂ©senter Ă  des jeunes compositeurs « ma pensĂ©e musicale Â» ? Ils peuvent se plonger dans mes partitions et/ou Ă©couter ma musique, lire les textes que j’ai publiĂ©s. Les compositeurs devraient surtout apprendre Ă  penser par euxmĂŞmes au lieu de suivre un soi-disant professeur.

Qu’en est-il des jeunes interprètes – comme ceux Ă  qui vous enseignerez pendant l’acadĂ©mie ManiFeste : que vous importe-t-il de leur apporter ?

Concernant les enjeux d’interprĂ©tation de mes propres compositions, je peux tenter de dĂ©crire, ou mĂŞme de montrer, les soi-disant « techniques Ă©tendues Â» utilisĂ©es dans nombre de mes pièces, si les interprètes n’en sont pas familiers. Lorsque c’est nĂ©cessaire, je peux essayer d’aider certains musiciens Ă  prendre conscience de leurs « dĂ©formations professionnelles Â». Par exemple, bien des violonistes, si prĂ©occupĂ©s qu’ils sont des musiques de Bach, Mozart ou mĂŞme Paganini, deviennent nerveux, voire se sentent impuissants lorsqu’on leur demande de prendre leur archet dans leur poing. Ces obstacles peuvent venir de la prison intellectuelle de l’instrumentiste, mais aussi de rĂ©ticences esthĂ©tiques. Lorsqu’ils travaillent leur partie, les musiciens devraient commencer par Ă©tudier la structure globale de la pièce et le contexte dont elle est issue. Ils n’en auront pas le temps plus tard, lorsqu’ils joueront au sein d’un orchestre ou d’un ensemble. La plupart des musiciens doivent apprendre Ă  Ă©viter la routine, Ă  ne jamais cesser d’apprendre et â€“ mĂŞme lorsqu’ils font partie d’un orchestre â€“ Ă  ne pas avoir honte lorsqu’une pièce leur pose des problèmes auxquels ils ne se sont encore jamais confrontĂ©s â€“ ce qui n’advient sans doute pas uniquement dans le cas de ma musique. Avoir le sentiment de manquer de maĂ®trise n’est pas une honte, mais peut au contraire reprĂ©senter le commencement d’une ouverture. Et chaque musique prĂ©sente ses propres dĂ©fis, que ce soit une Partita de Bach, un concerto de TchaĂŻkovski ou une de mes pièces : ces dĂ©fis doivent ĂŞtre abordĂ©s comme des aventures, au sens humain aussi bien que sportif. Et ce ne doit surtout pas ĂŞtre un obstacle Ă  la critique d’injonctions insensĂ©es.

Comment leur parlez-vous de votre propre musique ? Comment procĂ©dez-vous pour qu’ils la jouent « bien Â» ?

LĂ  non plus, je n’ai pas de mĂ©thode: cela dĂ©pend de la personne et de la situation dans laquelle je dois dĂ©crire tel ou tel aspect de mes compositions. Parfois â€“ aux instrumentistes, lorsque tous les aspects instrumentaux spĂ©cifiques semblent Ă©claircis â€“, je dois dire: ne fais pas une « interprĂ©tation Â», tente plutĂ´t une « rĂ©alisation Â», avec tout ce dont tu disposes de clartĂ© et de connaissance. Ce qu’on appelle « expression Â» en musique, ou mĂŞme « Ă©motion Â», se produit dans l’esprit de l’auditeur. Il faut surtout tâcher de lui ouvrir les oreilles : c’est la seule manière de le toucher et d’ouvrir son esprit, son cĹ“ur, son horizon intĂ©rieur. Certains pourront alors s’irriter, voire s’énerver, mais d’autres seront sensibles, possiblement heureux et mĂŞme fiers de s’être dĂ©couverts de nouvelles antennes, d’apprĂ©cier l’art comme message de crĂ©ativitĂ© et d’infinies possibilitĂ©s â€“ c’est pour cela que nous vivons et crĂ©ons de la musique.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas

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