Comment l’orchestre traverse-t-il les Ă©volutions et bouleversements des langages musicaux ?

Yan Maresz : Ce qui est certain, c’est que l’orchestre ne se dĂ©mode pas. En tant qu’outil, il transcende les barrières esthĂ©tiques et dĂ©passe la tendance actuelle de recherche presque exclusive de sonoritĂ©s issues de modes de jeu originaux. Moi qui ai toujours considĂ©rĂ© l’électronique comme Ă©tant justement l’espace idĂ©al pour produire les sons dont les instruments sont incapables, je ne me retrouve pas dans cette dĂ©marche quasi dĂ©sespĂ©rĂ©e et, Ă  mon goĂ»t, un peu lassante. Cette recherche m’est de surcroĂ®t toujours apparue suspecte, eu Ă©gard Ă  l’écriture orchestrale. Non parce que le son trouvĂ© ne serait pas potentiellement intĂ©ressant, mais parce que, prĂ©cisĂ©ment, ces techniques s’adaptent assez mal au temps que l’on peut aujourd’hui consacrer Ă  une Ĺ“uvre nouvelle pour orchestre. Il faut bien avouer Ă©galement que les musiciens d’orchestre opposent trop souvent une forme de rĂ©sistance non seulement au rĂ©pertoire contemporain (quand seulement ils en travaillent, ce qui n’est pas toujours le cas), mais aussi aux techniques spĂ©cifiques de ce rĂ©pertoire (sauf lorsqu’ils le pratiquent en parallèle). On se retrouve en porte-Ă -faux avec, d’un cĂ´tĂ©, les musiciens des ensembles spĂ©cialisĂ©s, pour lesquels on peut Ă©crire ce qu’on veut dans un contexte chambriste et, d'un autre cĂ´tĂ©, les orchestres dont maĂ®trise de ces modes de jeu est souvent insatisfaisante, hors des grandes capitales tout du moins. Je ne parle pas seulement de maĂ®trise technique, mais surtout de la qualitĂ© d’écoute nĂ©cessaire pour obtenir un rĂ©sultat convenable lors de l’exĂ©cution de ces modes de jeu. Ensuite, la valeur ajoutĂ©e Ă  l’orchestre de ces sonoritĂ©s est, Ă  mon sens, moins sensible qu’au sein d’un ensemble rĂ©duit. Le rendu sera souvent banal et lointain. Mais l’outil orchestral en lui-mĂŞme ne se dĂ©mode pas : on dispose avec lui d’une palette inĂ©puisable et inĂ©puisĂ©e de sonoritĂ©s et ses ressources s’adaptent Ă  toutes les pensĂ©es musicales.

L’écriture d’orchestre se renouvelle-t-elle ?

En rĂ©alitĂ©, le terme mĂŞme d’« Ă©criture d’orchestre Â» nĂ©cessiterait une dĂ©finition plus prĂ©cise. De quelle « partie Â» de l’écriture parle-t-on ? La rĂ©volution actuelle des sons complexes est moins orchestrale qu’instrumentale. Mais le spectralisme a eu un impact dĂ©cisif sur l’écriture orchestrale. Il me semble que la question essentielle est de savoir si les formes de la musique orchestrale ont Ă©voluĂ© en fonction du type d’écriture utilisĂ© â€“ je n’en suis quant Ă  moi pas rĂ©ellement convaincu.

L’orchestre n’est pas un objet figĂ© : il Ă©volue depuis sa première apparition, ne serait-ce que par l’enrichissement de l’effectif.

Oui. Plus tant que ça aujourd’hui toutefois : on part de l’orchestre mahlĂ©rien, auquel on ajoute ou retranche quelques Ă©lĂ©ments, que l’on rĂ©partit parfois dans l’espace. Mais mĂŞme en le dĂ©plaçant ou en le cassant, on retrouve toujours peu ou prou le noyau initial, hĂ©ritĂ© du xixe siècle. Cela Ă©tant, la taille de l’orchestre est certes variable, mais les hiĂ©rarchies demeurent. Les rĂ´les respectifs des cordes, bois, cuivres et percussions sont Ă©tablis. Ils Ă©voluent au fil des Ă©poques et selon l’effectif choisi, mais ils restent l’extension d’un rĂ´le premier invariable. L’analyse des orchestrations de Mozart ou de Mahler rĂ©vèle une logique commune.

Abstraction faite des outils et du mĂ©tier, la dĂ©marche de composition et de l’orchestration a-t-elle toujours Ă©tĂ© de se rapprocher d’un son imaginĂ© ou d’imiter un son rĂ©el ?

Non, cette dĂ©marche, qui procède de ce qu’on appelle la synthèse instrumentale, est effectivement nouvelle : elle trouve ses origines dans les annĂ©es 1980 avec, par exemple, une pièce comme Gondwana (1980), dans laquelle Tristan Murail imite un son de cloche, en s’inspirant des partiels de la cloche pour ensuite organiser ses timbres par analogie. Cette idĂ©e a de fait rĂ©inventĂ© l’orchestration : on ne pense plus seulement le timbre en termes fonctionnels â€“ mettre les instruments dans leur registre le plus favorable pour la hauteur et l’effet recherchĂ© â€“, mais comme un Ă©lĂ©ment d’une combinaison destinĂ©e Ă  faire Ă©merger un objet sonore plus complexe que la somme de ses parties, ou encore en considĂ©rant les instruments comme gĂ©nĂ©rateurs de sons complexes que l’on mĂ©langera par mixage. Ce phĂ©nomène d’émergence Ă©tait auparavant complètement impossible Ă  prĂ©voir et Ă  contrĂ´ler. Pendant longtemps, cette dĂ©marche d’orchestration, avec un timbre cible, a Ă©tĂ© limitĂ©e par le manque d’outils technologiques permettant d’aller plus loin que la simple analogie. C’est justement l’origine d’un logiciel comme Orchids. La complexitĂ© des combinaisons de timbres est telle qu’on ne pourrait pas, par la simple imagination, les imaginer toutes. L’ordinateur enrichit de ses suggestions la rĂ©flexion du compositeur. Je tiens toutefois Ă  prĂ©ciser que, Ă  quelques exceptions près, cette dĂ©marche d’orchestration avec un timbre cible n’est nullement systĂ©matique, mĂŞme au sein d’une pièce. Il n’a jamais Ă©tĂ© question de composer une Ĺ“uvre Ă  100% avec Orchids. C’est un outil dont on peut avoir besoin, pour certains passages, dans un contexte particulier, au service du projet compositionnel.

L’orchestre a une histoire : s’y confronte-t-on Ă  chaque fois qu’on compose pour lui ?

D’une certaine manière. Parce qu’on n’échappe pas aux hiĂ©rarchies inhĂ©rentes Ă  l’orchestre. Et je ne parle pas que de rĂ©partition spatiale et de timbre, mais aussi de hiĂ©rarchies sociales très complexes. On subit l’institution, ses lourdeurs et ses règles â€“ parfois de manière assez brutale. Les autres hĂ©ritages historiques ne me dĂ©rangent pas : en ce qui concerne la spatialitĂ© de l’orchestre, par exemple, elle est rĂ©gie par une certaine logique qui fonctionne très bien et me convient tout Ă  fait. Et, quand bien mĂŞme on affirmerait que cette disposition spatiale n’est plus en accord avec l’écriture contemporaine, encore faudrait-il inventer une Ă©criture qui le prouve â€“ et je n’ai encore jamais Ă©tĂ© « vraiment Â» convaincu par ce que j’ai entendu dans le domaine.

Que penser par exemple de l’exercice d’explosion de l’effectif fait par Iannis Xenakis dans Terretektorh (1965-1966) ?

Je n’en pense que du bien, de mĂŞme que de toutes les autres expĂ©riences du mĂŞme genre, mais cela ne me tente pas. Pour schĂ©matiser, je dirais qu’il en va de mĂŞme que pour les timbres : si je mets ensemble des sons homogènes, ils vont fusionner, s’ils sont hĂ©tĂ©rogènes, ce ne sera pas le cas. Pareil pour l’espace : si j’éparpille les instrumentistes, le discours sonnera contrapuntique, si je les regroupe, ce sera plus harmonique. Ce sont des phĂ©nomènes auxquels on peut s’attendre. Je n’ai pas ressenti de rĂ©volution perceptive de l’espace orchestral qui viendrait du dĂ©placement d’un musicien dans l’espace. En outre, la valeur ajoutĂ©e me paraĂ®t peu convaincante, eu Ă©gard Ă  la complexitĂ© de logistique etde mise en place que cela engendre. Sans parler de la difficultĂ© pour reprendre des pièces.

L’orchestre, c’est aussi une manière de travailler et de répéter.

C’est juste. Et l’orchestre a ses zones de confort... et d’inconfort ! L’orchestre n’est jamais aussi Ă  l’aise que lorsqu’il joue des notes longues. Les sonoritĂ©s s’additionnent alors jusqu’à donner naissance Ă  ce monstre lumineux qu’il peut devenir. Ă€ l’inverse, j’ai constatĂ© une grande rĂ©sistance de l’orchestre dans certains modes de production sonore. En l’occurrence, il s’agit moins de modes de jeu que de figures musicales : l’une des plus difficiles Ă  rĂ©aliser par un orchestre est par exemple de jouer des rythmes ou des polyrythmes ensemble, sur des notes courtes et non tenues. Cela constitue un dĂ©fi toujours difficile Ă  relever pour un orchestre. Seul le chef sait vraiment ce qui se passe : le musicien du rang, lui, ne sait pas rĂ©ellement avec qui il doit jouer et n’a pas non plus le temps d’ajuster son jeu en fonction de ce qu’il entend. Il lui est donc très difficile de savoir comment se comporter au sein de l’ensemble.

On parle aujourd’hui beaucoup de Smart-Instruments ou instruments augmentĂ©s â€“ votre pièce en crĂ©ation ce soir, RĂ©pliques, est d’ailleurs pour harpe augmentĂ©e et orchestre. L’orchestre peut-il ĂŞtre « augmentĂ© Â» par l’électronique, au mĂŞme titre qu’un instrument individuel ?

Je crois très peu Ă  l’électronique avec orchestre. Il n’y a tout simplement pas assez de place pour une Ă©lectronique Ă©laborĂ©e avec le son d’un orchestre. Ă€ moins de se lancer dans une grande et longue fresque (dans laquelle orchestre et Ă©lectronique ont la place et le temps de la grande forme pour partager le mĂŞme espace sonore), une pièce mĂŞlant vraiment les deux efficacement me paraĂ®t presque impossible. Je n’ai pas envie d’une Ă©lectronique qui colorerait un orchestre qui occupe dĂ©jĂ  tout l’espace spectral disponible. L’orchestre augmentĂ© a donc pour moi peu de sens. Cela Ă©tant dit, il peut bien sĂ»r comprendre des instruments Ă©lectroniques dans ses rangs â€“ comme des claviers pilotant des synthĂ©tiseurs.

ManiFeste 2016

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