Fernando Munizaga, vous avez travaillĂ© sur le livret de RĂ©plicas avec Irène Gayraud et Outranspo (ouvroir de translation potencial) : pourquoi explorer les potentiels de la traduction dans le cadre d’une Ĺ“uvre théâtro-musicale ?

Lors de prĂ©cĂ©dents projets au Conservatoire de Paris et Ă  l’Ircam, mes recherches m’ont amenĂ© Ă  dĂ©velopper une rĂ©flexion sur la voix chantĂ©e, ou plutĂ´t les phĂ©nomènes vocaux, et la possibilitĂ© de les ausculter grâce, notamment, Ă  des microphones et des laryngophones : « j’auscul[p]te Â» la voix, jusqu’à isoler son grain, voire sa gutturalitĂ© propre, avant mĂŞme d’en projeter le son. J’ai ainsi composĂ© Au travers pour voix, Ă©lectronique et ensemble, dont l’intĂ©gralitĂ© de l’orchestration s’appuyait sur l’analyse microscopique des phĂ©nomènes vocaux produits par la chanteuse. Cela a donnĂ© lieu Ă  un large travail sur la phonĂ©tique, et c’est Ă  cette occasion que je me suis rapprochĂ© d’Outranspo. Car l’Outranspo ne se contente pas d’une simple traduction comme on l’entend habituellement (c’est-Ă -dire avec pour but premier de transmettre le sens) : il dĂ©veloppe d’autres techniques, d’autres jeux langagiers de traduction, plus crĂ©atifs : traduction rythmique, en prĂ©servant le rythme original, traduction contraire, avec des antonymes (dans la mĂŞme langue ou dans une autre langue), traduction homophonique… Le principe de cette dernière est de prĂ©server le « son Â» de la langue, parfois au dĂ©triment du sens : on traduit ainsi « phonĂ©tiquement Â» le texte dans la langue de destination. C’est cette technique qui m’a attirĂ© en premier et nous en faisons un large usage dans une de mes pièces prĂ©cĂ©dentes, Une voix persiste au travers, ainsi que pour cette nouvelle pièce, RĂ©plicas. Ces jeux de traduction enrichissent le texte de couches supplĂ©mentaires de sens avec lesquelles on peut travailler : parfois le sens des traductions est très Ă©loignĂ© de l’original (notamment dans le cas de la traduction homophonique), d’autres fois, au contraire, c’est le son ou le rythme qui apporte une valeur ajoutĂ©e musicale. L’écriture du livret a donc Ă©tĂ© un work in progress, qui a durĂ© pendant toute la durĂ©e de la composition : nous avons beaucoup travaillĂ© le texte et ses traductions, dans tous les sens, pour monter ensuite les fragments textuels obtenus dans une vĂ©ritable explosion du sens et des sons.

Quelle langue entend-on parler et chanter ?

Principalement le français, mais aussi un peu d’espagnol, d’anglais et d’italien. Avec certains passages dont la langue est reconnaissable mais qui n’en sont pas moins incompréhensibles, ou revêtent un caractère mystérieux.
Le travail de traduction ne concerne pas seulement la langue, mais aussi le registre langagier. Pour prendre un exemple : le sujet de RĂ©plicas est les tremblements de terre et ces phĂ©nomènes peuvent ĂŞtre dĂ©crits de diverses manières : poĂ©tiquement, scientifiquement, par le prisme de la mythologie ou du mysticisme. Ainsi les scientifiques vont-ils donner des chiffres pour mesurer le phĂ©nomène, des faits donnĂ©s en termes prĂ©cis pour « rationnaliser Â» la catastrophe, tandis que les poètes vont trouver des mĂ©taphores pour dĂ©crire des sensations et « poĂ©tiser Â» le cataclysme… Le mĂŞme phĂ©nomène peut ĂŞtre considĂ©rĂ© de points de vue très diffĂ©rents : les uns diront « sĂ©isme Â», les autres diront « tremblement de terre Â»â€¦ Les scientifiques tentent de modĂ©liser (au Chili d’oĂą je viens, la complexitĂ© de la situation, Ă  la convergence de deux plaques tectoniques majeures, rend cette modĂ©lisation très difficile) pour expliquer et, Ă  dĂ©faut de contrĂ´ler, prĂ©parer (les constructions, les mesures d’urgence, les esprits…), tandis que les poètes s’abandonnent Ă  leur vĂ©cu.

Le terme « rĂ©pliques » de votre titre est ici dĂ©clinĂ©, ou plutĂ´t «traduit», selon ses diffĂ©rentes acceptions : Ă  la fois les rĂ©pliques sismiques, qui sont les petits tremblements de terre suivant un gros cataclysme, mais aussi les effets que ce cataclysme a sur les esprits des rescapĂ©s : tous ces « produits Â» du sĂ©isme.

C’est effectivement une rĂ©flexion sur toutes les rĂ©percussions d’un tremblement de terre, Ă  bien des niveaux. Au Chili, les tremblements de terre ne sont pas un concept abstrait et lointain, ils sont une rĂ©alitĂ© vĂ©cue au quotidien. On estime gĂ©nĂ©ralement qu’il y a lĂ  un sĂ©isme de plus de 7 (et jusqu’à plus de 9) sur l’échelle de Richter tous les dix ans, mais tous les jours ou presque, la terre tremble (ne serait-ce que lĂ©gèrement) â€“ rĂ©plique du dernier grand sĂ©isme ou prĂ©curseur du prochain.
Après l’un de ces sĂ©ismes majeurs, les dĂ©gâts ne sont pas uniquement humains ou matĂ©riels : ils sont aussi psychologiques. C’est un traumatisme commun, dont dĂ©coule un stress post-traumatique partagĂ©.
Le phĂ©nomène nourrit Ă©galement toute sorte de mysticismes : les civilisations prĂ©colombiennes interprĂ©taient ces tragĂ©dies rĂ©pĂ©tĂ©es selon diverses lĂ©gendes, mythes fondateurs et autres apocalypses. La plus ancienne mythologie qui nous soit parvenue (par une transmission orale millĂ©naire) est celle de la civilisation Mapuche : elle dĂ©crit les mouvements telluriques comme la lutte Ă©ternelle de deux serpents (une mĂ©taphore qui, du reste, n’est pas si Ă©loignĂ©e que cela de la thĂ©orie de plaques !) â€“ j’évoque cette lĂ©gende dans la quatrième partie de la pièce, consacrĂ©e aux mĂ©canismes de la mĂ©moire du phĂ©nomène sismique.
Le christianisme n’est pas en reste : il s’est appropriĂ© cette tradition cataclysmique par le syncrĂ©tisme dont il est coutumier. En 1647, alors que le Chili Ă©tait encore une colonie espagnole, un sĂ©isme a intĂ©gralement dĂ©truit la ville de Santiago. Un quart de la population de la ville a trouvĂ© la mort â€“ sous les dĂ©combres, et dans les Ă©pidĂ©mies qui ont suivi. Les blessĂ©s Ă©taient innombrables. Dans ce champ de ruine, un seul mur avait rĂ©sistĂ© : celui de l’église Saint-Augustin sur lequel Ă©tait posĂ© un Christ en croix dont la couronne d’épines Ă©tait tombĂ©e autour de son cou, comme un collier. La lĂ©gende dit que, chaque fois qu’on essayait d’enlever cette couronne pour la remettre sur la tĂŞte du Christ, la terre tremblait (sans doute une rĂ©plique au sĂ©isme). RĂ©sultat, on la lui a laissĂ©e. Aujourd’hui encore, ce crucifix est fĂŞtĂ© par une procession annuelle. Ainsi les cataclysmes profitent-ils Ă  divers prophètes qui, pour mieux manipuler leurs ouailles, replacent la tragĂ©die dans le fil d’un rĂ©cit mythique afin de lui donner un sens et de leur redonner espoir – c’est notamment pour le discours de ces faux prophètes que nous avons recours aux mystères induits par la traduction homophonique.

Par votre travail de compositeur, vous « traduisez Â» vous aussi le phĂ©nomène â€“ vous le musicalisez comme le poète le poĂ©tise, pour reprendre vos termes â€“ et, en l’occurrence, cette pièce prolonge votre travail sur la voix. D’autant que vous travaillez ici avec une chanteuse et un comĂ©dien : est-il lĂ  aussi pour vous question de traduction ? Est-ce que chanter et parler ne sont-ils pas chacun une manière de traduire un sentiment ?

Sans doute, mais ce n’est pas systĂ©matique ici. Et vous oubliez d’ailleurs l’ensemble instrumental, qui « traduit Â» lui aussi le phĂ©nomène vocal. Mais vous avez raison sur un point : je travaille avec deux types de vocalitĂ©, avec des traditions et des modes de reprĂ©sentation très diffĂ©rents. Suite Ă  mes recherches sur la voix chantĂ©e que nous Ă©voquions, j’ai voulu Ă©largir le champ en travaillant avec un comĂ©dien, ce qui m’a donnĂ© l’idĂ©e de ce petit « théâtre Â», tissĂ© de « rĂ©pliques Â» entre la chanteuse et le comĂ©dien â€“ les deux voix Ă©tant « augmentĂ©es Â» par l’électronique.

Cette augmentation passe par le laryngophone dont sont Ă©quipĂ©s le comĂ©dien et la soprano : comment leurs signaux sont-ils utilisĂ©s ?

Ils sont retraités, amplifiés, et bien souvent réinjectés dans le système de diffusion. Je joue également sur la spatialisation du signal, laquelle peut d’ailleurs discriminer le type de son émis (sons de bouche, sons de gorge, etc.) pour traiter et diffuser chacun isolément et ainsi éclater les voix pour élaborer un contrepoint spatial.

Vous dites avoir Ă©laborĂ© le livret comme un work in progress en parallèle de la composition : comme le traitez-vous musicalement ? Et, plus largement, comme « traduisez-vous Â» l’idĂ©e de RĂ©plicas en musique ?

Une simple lecture du texte suggère dĂ©jĂ  la musique : par son rythme, son atmosphère, voire l’intention théâtrale qu’il sous-entend, ou du moins par le lien qu’il laisse deviner avec une forme de théâtralitĂ©. Ainsi les discours du « prophète Â» suggèrent, en mĂŞme temps que leur caractère Ă©nigmatique et nĂ©cessairement sibyllin, un charisme, une Ă©nergie, qui caractĂ©risent aussitĂ´t la situation théâtro-musicale. On a aussi des passages qui expriment le doute â€“ avec l’usage, en français, du phonème caractĂ©ristique « euh… Â».
J’ai Ă©galement recours Ă  des voix off, qui donnent le sentiment que les Ă©vĂ©nements dĂ©passent les deux protagonistes en scène. Ce sont des voix artificielles, reproduites, dĂ©matĂ©rialisĂ©es : des voix « Ă©lectroniques Â» ; j’aime ainsi travailler sur l’artificialitĂ© de l’électronique, dĂ©tachĂ©e de l’incarnation sur scène. La voix de l’électronique peut aussi « rĂ©pliquer Â» les caractĂ©ristiques vocales du comĂ©dien et de la chanteuse. C’est mĂŞme parfois une imitation directe. Dans d’autres passages, elle n’en donne qu’une « impression musicale» en interaction avec les instruments – impression obtenue au moyen d’une technique de musaĂŻking : comme une autre manière de « rĂ©pliquer Â» aux deux protagonistes sur scène…
Enfin, nous avons, avec Carlo Laurenzi, mis au point un dispositif de diffusion sonore immersif afin de rĂ©pliquer musicalement les phĂ©nomènes sismiques. Il comprend un ensemble de hautparleurs standards ainsi qu’un ensemble d’instruments de percussions, dissĂ©minĂ©s dans la salle et embarquant chacun un transducteur. C’est donc un rĂ©seau de 21 canaux capable de diffuser de façon locale ou globale le phĂ©no-mène de la vibration â€“ et susceptible en outre de faire voyager les sons autour du public, s’en approcher, s’en Ă©loigner. Nous parvenons mĂŞme Ă  reproduire la sensation de ces sons primaires dans l’infrabasse qui, se propageant dans les couches souterraines de la croĂ»te terrestre, arrivent avant les secousses proprement dites. Ce sont ces sons primaires que les animaux perçoivent, donnant l’impression qu’ils « pressentent Â» le tremblement de terre. Mais si un grand tremblement de terre a lieu la nuit, comme cela m’est dĂ©jĂ  arrivĂ© en 2010, le silence permet d’en entendre le grondement menaçant. C’est une expĂ©rience d’une beautĂ© Ă©trange, surtout quand on rĂ©alise a posteriori que l’épicentre Ă©tait loin et que, mĂŞme si la secousse a parcouru des centaines de kilomètres pour nous atteindre, elle a encore la puissance de nous empĂŞcher de nous tenir debout.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas


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