Entretien avec Georges Aperghis

Le sujet de Luna Park est la surveillance. On vous sait depuis longtemps engagé dans l’inscription de l’art dans la cité : peut-on dès lors lire dans Luna Park quelque message ?

Même si Luna Park traite d’un sujet on ne peut plus sérieux – la surveillance quotidienne des espaces publics : rues, supermarchés, chambres d’hôtel – je ne veux pas que cela devienne un pamphlet aux yeux du public. Je me souviens d’une scène d’un film d’Hitchcock, où un petit garçon se promène dans un supermarché avec un revolver dans la main. Il croit que c’est un faux, mais le public, lui, sait pertinemment que c’est un vrai, et sait aussi que le coup peut partir à n’importe quel moment. Je ne veux pas de message, mais j’avoue que ce jeu avec un objet potentiellement dangereux me fascine. Je préfère jouer avec cette idée de surveillance – et, éventuellement, aller jusqu’au point de l’auto-surveillance : est-il possible de se surveiller soi-même ? La réflexion passe par le rire et le jeu.

Le rire serait alors une forme d’exorcisme…

Une telle frénésie de surveillance est presque mortifère : le fait de consigner ainsi nos faits et gestes, jusqu’aux plus anodins, est très dérangeant.

D’autant plus que, à tout surveiller, on ne surveille plus rien…

Il y a en effet une telle multiplicité d’images que le tri est impossible à faire. Des plasticiens américains ont ainsi réalisé des installations autour du thème de la surveillance : on y voit d’immenses murs d’écrans, avec un unique surveillant devant. Mais que peut-il voir de suspect (ou non) dans cet océan d’images mouvantes ? Tout ça nous ramène à des préoccupations développées par Foucault dans Surveiller et punir, à nos obsessions de l’enfance et aux angoisses que peut provoquer la religion monothéiste : Dieu est là qui sait tout, qui regarde tout, qui prévoit tout. L’œil de Dieu.

Pourquoi avoir choisi ce titre, Luna Park ?

Le spectacle est avant tout ludique – une machine infernale qui fabrique sons et images, et au sein de laquelle le public cherche son chemin, un peu comme un train fantôme ou des auto-tamponneuses dans un parc d’attraction. Bref, c’est un jeu, avec un petit côté Méliès.

La ville devient donc un gigantesque parc d’attraction, avec miroirs déformants ?

Au début du travail, j’avais en tête la scène finale de La Dame de Shanghai d’orson Welles, cette fameuse scène dans la galerie des glaces d’un Luna Park abandonné : les personnages se tirent dessus, sans savoir s’ils tirent sur un reflet dans un miroir ou sur la personne en chair et en os. et les miroirs volent en éclat. Dans Luna Park, on peut assister à deux vies simultanées : celle des gens sur scène, en chair et en os, et celle, virtuelle, qui se fait par écrans et caméras interposées. Avec, parfois, des interactions entre les deux.

On ne peut toutefois s’empêcher de penser à ces régimes autoritaires qui ont inspiré George Orwell pour son Big Brother, dans 1984 …

Je n’ai pas voulu entrer dans ces dĂ©tails-lĂ . Mais d’autres, moins marquĂ©s historiquement, me troublent : comme ces nouveaux interphones qui permettent de surveiller le hall d’entrĂ©e de son immeuble de son appartement. Tout le monde devient concierge. Pour certains, ça remplace presque la tĂ©lĂ©vision… et j’avoue que ce genre d’idĂ©es me remplit de joie !

Une situation à la Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock …

Oui, tout Ă  fait : sauf qu’il n’y a dans Luna Park ni drame ni meurtres. Tout est neutre. C’est plutĂ´t : comment profiter de ce voyeurisme pour en faire un parc d’attraction, de joie enfantine ?

Avec le terme de « voyeurisme », on tombe dans un autre champ sĂ©mantique, mais aussi un autre genre théâtral : celui de la comĂ©die de boulevard, ou de la comĂ©die bourgeoise, comme dans Les Boulingrin, l’opĂ©ra que vous avez créé l’an dernier… Comment Luna Park s’inscrit-il parmi vos autres spectacles ?

J’avais fait en 2002 un spectacle sur un texte de Heiner MĂĽller, qui s’appelait en français Paysage sous surveillance. La surveillance Ă©tait donc dĂ©jĂ  lĂ , sous la forme d’une description de tableau. Luna Park s’inscrit donc entre Paysage sous surveillance, Avis de TempĂŞte et Machinations. En revanche, l’univers musical de Luna Park est complètement nouveau pour moi. Il y a certes beaucoup de paroles, de phonèmes et de phrases inintelligibles, comme le matĂ©riau vocal venant des quatre femmes qui Ă©tait retraitĂ© dans Machinations, mais il y a aussi des sons incroyables, qui viennent d’instruments comme la flĂ»te basse ou contrebasse, et qui semblent dĂ©jĂ , au naturel, comme traitĂ©s par ordinateur – ce qui m’a d’ailleurs donnĂ© quelques idĂ©es pour les traitements Ă©lectroniques. Ces instruments dĂ©gagent comme un halo Ă©lectronique qui envelopperait le spectacle. Aux voix s’ajoute cet orgue Ă©trange qui naĂ®t du son des deux flĂ»tes. Au dispositif scĂ©nique s’ajoute une dimension chorĂ©graphique qui n’apparaissait pas dans Machinations, notamment grâce Ă  la participation de Johanne Saunier. J’ai ainsi voulu « programmer Â» les gestes du corps de Johanne en accord avec les sons et phonèmes. Mes textes sont souvent incomprĂ©hensibles et musicaux, faits Ă  partir d’une sĂ©rie limitĂ©e de sons, de syllabes ou de phonèmes, qui reviennent sans cesse dans des combinaisons diffĂ©rentes. J’ai donc demandĂ© Ă  Johanne d’associer Ă  chacun de ces sons un geste : chaque fois que ces sons reviennent, le geste est identique. Si la suite de gestes paraĂ®t logique dans le cas d’une phrase logiquement construite, si les mots de la phrase se dĂ©sorganisent, le corps de Johanne semble se disloquer – et donne l’impression d’être en caoutchouc. Les deux flĂ»tistes forment les deux extrĂŞmes du retable et n’ont pas cette fonction chorĂ©graphique. Ils sont immobiles, mais c’est avec leurs images que je joue. Leur fonction est autre, ils sont comme des fantĂ´mes qui entrent chez les autres par camĂ©ra interposĂ©e. L’image joue Ă©galement un grand rĂ´le dans le jeu de Johanne Saunier et de Richard Dubelski, surtout dans les diffĂ©rences entre ce que la vidĂ©o nous montre d’eux et ce qu’on les voit faire en direct. Il y a lĂ  une autre dislocation – qui rappelle Avis de TempĂŞte.

Johanne Saunier associe des gestes aux mots. Pour Richard Dubelski, l’association « geste-son Â» ne se fait pas directement mais par l’intermĂ©diaire de la machine au moyen de capteurs placĂ©s sur ses mains.

En effet, la machine « nourrit Â» littĂ©ralement Richard de sons : il peut grâce aux capteurs gĂ©nĂ©rer des rythmes Ă  partir du matĂ©riau sonore provenant de/fourni par l’électronique. Le geste provoque le rythme et les sĂ©quences du son. C’est donc l’inverse de ce qui se passe pour Johanne.

Quels sont ces sons qu’il contrôle ou déclenche avec ses mains ?

Ce peuvent ĂŞtre des mots, mais Ă©galement des « pizz Â» de flĂ»te, un bruit de souffle, ou mĂŞme sa propre voix. C’est-Ă -dire que ses mouvements dĂ©clenchent des Ă©chantillons de sa propre voix et qu’il peut pour ainsi dire discuter avec lui-mĂŞme… on peut aussi injecter au « mĂ©lange Â» la voix de Johanne, et on obtient ainsi une polyphonie multiple faite d’intrusions rĂ©ciproques dans l’univers de l’un et de l’autre.

Comme si l’on pouvait jouer avec l’avatar de quelqu’un pour nourrir ses fantasmes…

 Exactement, comme l’univers de Twin Peaks de David Lynch…

David Lynch est un artiste auquel vous vous référez souvent … Vous sentez-vous proche de son univers, de son travail ?

J’aime beaucoup, en effet. Il a une manière bien Ă  lui d’utiliser le son, absolument extraordinaire… Sans parler de ses montages – qui renvoient de miroir en miroir. C’est un cinĂ©ma baroque… un peu comme la scène du bal de Don Giovanni. Son univers correspond exactement Ă  ma manière d’envisager mes spectacles musicaux. Luna Park n’est pas en effet un opĂ©ra : l’opĂ©ra, c’est avant tout une histoire, une histoire unique que l’on raconte du mieux que l’on peut, et qui repose sur des situations dramatiques et des personnages solides – sinon, ça ne fonctionne pas. Ici, ce qui m’intĂ©resse au contraire, ce sont les dysfonctionnements de la mĂ©moire – flashbacks, histoires annexes, variations de point de vue. Tout ce qui fait la multiplicitĂ© de fragments de fiction…

Vous retrouvez donc ici Richard Dubelski, avec lequel vous avez déjà travaillé de nombreuses fois. Dans Énumérations (1988), d’ailleurs, Richard prenait déjà cette pose du scribe, qu’il reprend ici.

Il était assis en tailleur, le regard vers le ciel. Pour moi, il comptait les étoiles. et le tissu musical était assez rythmique, comme s’il écrivait ce qu’il comptait. C’est de cette image, et de la musique de l’écriture, qu’est né Luna Park. Le premier titre que j’ai donné au projet était d’ailleurs Le Scribe. Au début du travail, je pensais représenter des gens qui comptent sans cesse. Finalement, je me suis demandé ce qu’ils pouvaient bien compter – sans doute des objets qui ne peuvent pas se compter, comme les étoiles, mais aussi peut-être comptaient-ils les comportements des autres, les événements dans la rue, etc. C’est ainsi que, du scribe, je suis arrivé à la surveillance : dans l’Égypte antique, les scribes déposaient tout sur le papier. Ici, les caméras de surveillance consignent tout ce qui se passe dans les rues, les appartements, les supermarchés, etc.

Comment se manifeste cette surveillance omniprĂ©sente, sur la scène (qui est dĂ©jĂ  surveillĂ©e par le public…) ?

Toutes les interactions entre les différents protagonistes se font par caméra et écran interposés – les uns rentrant parfois dans le film des autres, ou même dans leur propre film, comme une intrusion dans l’univers de l’autre, avec un mélange déconcertant entre réalité et réalité filmée.

Chacun devient donc la force policière de l’autre.

Oui, en puissance. De mĂŞme, la musique est rythmĂ©e par de nombreux textes descriptifs. Ce sont des textes Ă©crits par François Regnault, qui dĂ©crivent ce que les protagonistes peuvent observer, par leur fenĂŞtre ou dans une encoignure de porte. ou alors ce sont les camĂ©ras qui « pensent tout haut Â» et dĂ©crivent ce qu’elles voient – c’est une voix de synthèse, en anglais (parce que, dans mon esprit, les camĂ©ras et autres systèmes informatiques de surveillance parlent anglais). Lorsque la camĂ©ra bouge, son discours s’interrompt parfois, entrecoupĂ© de syllabes indistinctes : comme si elle perdait le fil de sa pensĂ©e, le flux de sa phrase se mĂ©lange, devient hachĂ©, incomprĂ©hensible.

Comment se passe le travail avec François Regnault ? Vous travaillez ensemble depuis très longtemps : qu’est-ce qui fait la richesse de cette relation ?

D’abord François est un philosophe. et un musicien (il joue du piano). Il y a très peu de choses qu’il ne connaisse pas. Tout est très simple avec lui, il n’a pas cette exigence d’un auteur qui veut que son texte soit religieusement respectĂ© pour se retrouver intact dans la pièce. Je prends ce dont j’ai besoin. Les textes qu’il me donne sont comme un matĂ©riau brut ; et il ne s’offusque jamais de ce que je choisisse un extrait plutĂ´t qu’un autre ou de ce qu’un dialogue devienne monologue. Il a conscience des nĂ©cessitĂ©s de l’élaboration d’un spectacle.

Tant que nous en sommes Ă  parler Ă©crivain : le dispositif lui-mĂŞme, et mĂŞme le projet dans son entier, peuvent aussi faire penser Ă  La Vie mode d’emploi, de Georges Perec. Est-ce un livre qui vous a influencĂ© ?

Je me sens très proche de Perec. et pas seulement de La Vie mode d’emploi, mais de tous ses livres. et si je n’y ai pas pensé particulièrement pour ce spectacle, son influence est indéniable dans mon travail. Perec m’a beaucoup marqué. nous avions du reste imaginé un projet de spectacle musical ensemble – hélas, il est mort trop tôt. Il pensait mettre en scène la vie d’un escalier. nous aurions observé tout ce qui s’y passe – qui l’emprunte, qui y attend et qui y vit.

Dans Luna Park, on retrouve d’ailleurs l’image de cet escalier, dans la vidéo…

C’est une vidéo de Johanne où on la voit descendre des escaliers. Si on met cette courte séquence en boucle, elle génère des rythmes et devient instrument de musique. De la repasser ainsi inlassablement donne également le sentiment qu’il y a dans cette vidéo un détail caché, suspect, que quelque chose de louche, d’excitant ou à tout le moins de curieux se passe là sous nos yeux… on a l’impression que les gens sont pris dans une souricière… La surveillance induit naturellement le mode de réflexion de l’enquête policière, et revoir constamment un même passage contribue fortement à cette impression.

Avez-vous dĂ©veloppĂ© un langage propre en ce qui concerne la relation musique/ vidĂ©o ? Y a-t-il un contrĂ´le Ă©lectronique de la vidĂ©o pour la musique ? du flux vidĂ©o par le flux musical ?

Je cherche en effet à lier certains effets vidéos à la musique. en accélérant les sons de « pizz » de flûte, grâce à l’électronique, on obtient par exemple comme un son d’alarme – qui peut éventuellement brouiller le signal vidéo… avec de la neige ou la mire!

Allez-vous donc mĂ©nager ainsi des espèces de « pannes volontaires Â» du système de surveillance ?

Je voudrais parsemer le spectacle d’images complètement innocentes, de motifs idiots, pour contrecarrer l’esprit gĂ©nĂ©ral. Semer le doute dans les esprits : serait-ce lĂ  une panne du circuit vidĂ©o de surveillance, qui n’aurait pas envoyĂ© la bonne image ? une image incongrue, qui interromprait le flux ? Jean-Luc Godard a souvent recours Ă  ce procĂ©dĂ©, et j’adore : tout d’un coup, il suspend le dĂ©roulement normal de son film par une image autre, un avion dans le ciel, par exemple.

Ce n’est pas la première fois que vous utilisez l’électronique dans vos spectacles. Comment votre approche de l’outil a-telle évolué ?

La première fois que j’ai utilisĂ© l’électronique c’était pour Machinations. Dans Paysage sous surveillance, c’était plutĂ´t de l’électronique basse fidĂ©litĂ© : synthĂ©tiseur et autres – ce qui convenait du reste parfaitement au projet. Puis ce fut Avis de TempĂŞte et enfin Luna Park… J’ai Ă©galement Ă©crit deux pièces instrumentales avec Ă©lectronique : une pour piano et Ă©lectronique, Dans le mur (2007-2008), et une pour violon et Ă©lectronique, The Only Line (2008). Ce qui me surprend le plus, c’est combien le travail change selon le rĂ©alisateur en informatique musicale (RIM) avec lequel on collabore. Chacun amène son approche – dans laquelle il faut puiser et dont il faut s’inspirer, ou qu’il faut parfois tout bonnement rejeter. Chacun de mes rĂ©alisateurs en informatique musicale successifs m’a proposĂ© des solutions diffĂ©rentes, selon ce qu’il imagine de mes attentes et de mon univers. Si la console sur laquelle on travaille peut paraĂ®tre très abstraite, tout passe par la relation humaine… L’ordinateur n’est pas aussi impersonnel que ce que l’on croit, et dĂ©pend fortement de ceux qui le manipulent – ce qui est plutĂ´t rassurant.

Autre nouveauté dans l’élaboration de ce spectacle : vous filmez systématiquement les journées de répétition. Qu’est-ce que ça change ?

Ça change énormément. Jusqu’à présent, dans mon travail, je tenais à me souvenir de rien. Je refusais le souvenir. Je voulais oublier la veille pour redécouvrir le lendemain. Mais cela reviendra plus tard, malgré l’archivage des répétitions. Comme le spectacle est comme une sorte de mosaïque, filmer les répétitions permet de prendre de l’avance par rapport aux solutions de mixage et de montage, de moins fatiguer les artistes sur scène. une fois que la chose sera plus avancée, j’arrêterai de regarder les rushs. Je m’impose ainsi une surveillance de moi-même, en train de concevoir un spectacle sur la surveillance : je suis dans la même situation que l’enquêteur dont nous parlions tout à l’heure, qui revoit inlassablement une même cassette parce qu’il sait qu’il se cache là un détail qui lui livrera la solution à son problème. et je suis en même temps le suspect, celui qui est surveillé.

Entretien avec Grégory Beller

GrĂ©gory Beller, avant de devenir rĂ©alisateur en informatique musicale (RIM), vous ĂŞtes passĂ© par l’équipe Analyse-synthèse des sons de l’Ircam, dirigĂ©e par Xavier Rodet, ce qui fait de vous un « spĂ©cialiste Â» de la voix – et votre rencontre avec Georges Aperghis Ă©tait donc inĂ©luctable…

J’ai en effet participĂ© Ă  de nombreux projets Ă  dominante vocale : dans Introduction aux tĂ©nèbres de RaphaĂ«l Cendo, on transformait la voix d’un baryton, dans Les sept Paroles de Tristan Murail, on crĂ©ait un chĹ“ur virtuel, dans Un mage en Ă©tĂ© d’Olivier Cadiot, qui est une pièce de théâtre, on traitait la voix parlĂ©e. Avec Georges Aperghis, naturellement, la voix est au centre du propos – autant voix parlĂ©e que voix chantĂ©e –, et c’est l’occasion d’utiliser un synthĂ©tiseur d’un nouveau genre, dĂ©veloppĂ© par l’équipe Analyse-synthèse des sons : un synthĂ©tiseur qui permet de prononcer un texte Ă©crit. Ce n’est plus un simple synthĂ©tiseur de parole comme on en trouve sur presque toutes les machines aujourd’hui. nous avons Ă©levĂ© la chose au rang d’art, car nous pouvons maintenant en contrĂ´ler le dĂ©bit, le rythme, les intonations et inflexions, les accents et l’intensitĂ© (dans la parole, le message passe au moins autant par le ton que par les mots employĂ©s). Toutefois, faire prononcer le texte de manière intelligible et naturelle, comme nous savons Ă  prĂ©sent le faire, n’intĂ©resse pas forcĂ©ment les compositeurs. on a donc Ă©tendu les possibilitĂ©s du synthĂ©tiseur en donnant la possibilitĂ© au compositeur d’écrire la prosodie en mĂŞme temps que le reste. Ă€ l’instar d’une partition, Georges Aperghis peut donc Ă©crire un texte ainsi que les inflexions et les courbes intonatives et accentuatives du texte – le synthĂ©tiseur permet de suivre avec exactitude toutes ces instructions. C’est donc Ă  la fois une synthèse de très haute qualitĂ©, qu’on ne trouve pas dans le commerce, et l’écriture d’une musicalitĂ© vocale. 

À quoi sert cette voix synthétisée ?

Ă€ faire « parler Â» les camĂ©ras, entre autres : les camĂ©ras racontent tout ce qui se dĂ©roule dans leur champ de vision. Comme une voix off, mais qui n’aurait pas le sens narratif habituellement attribuĂ© Ă  une voix off : une voix qui se « surimpose Â» au panel vocal du spectacle. En rĂ©alitĂ©, ce n’est pas une voix unique. On peut en effet synthĂ©tiser plusieurs voix aux caractĂ©ristiques diffĂ©rentes, et les mĂ©langer, passer de l’une Ă  l’autre… En outre, une boĂ®te Ă  outils de transformation vocale nous permet Ă©galement de modifier l’identitĂ© sonore (âge, sexe, Ă©tat de santĂ©) de la voix synthĂ©tisĂ©e. On peut mĂŞme crĂ©er une foule, en mĂ©langeant plusieurs identitĂ©s synthĂ©tisĂ©es.

Comment avez-vous généré les bases de ces voix synthétisées ?

Nous avons travaillé avec des comédiens, que nous avons enregistrés.

Pourquoi, alors, ne pas travailler directement avec ces comédiens pour dire les textes écrits par Georges Aperghis ?

C’est justement lĂ  que ça devient intĂ©ressant : on fait dire Ă  ces voix de synthèse des textes imprononçables par le commun des mortels. Des suites de consonnes, des sĂ©quences excessivement rapides de 0 et de 1, des longues sĂ©quences de voix parlĂ©e sans respiration… Sans parler des patrons musicaux très prĂ©cis qu’a Ă©crits Georges Aperghis. On utilise justement ce dispositif pour Ă©tendre les possibilitĂ©s de la voix parlĂ©e, et pour Ă©largir les exercices que le compositeur a l’habitude de donner aux comĂ©diens en termes de vĂ©locitĂ©, de timbre, de respiration…

Les voix – et les instruments – font-ils également l’objet de traitement en temps réel ? Quelle fonction ont les capteurs de mouvement placés sur les mains de Richard Dubelski ?

On a deux moteurs principaux. Le premier permet de rĂ©aliser des transformations prosodiques – transformations de la manière de parler qui comprennent transformation de la mĂ©lodie, du rythme, et du dĂ©bit, ce qui est une chose très nouvelle dans le domaine de la parole. on peut ainsi dĂ©cĂ©lĂ©rer le dĂ©bit jusqu’à arrĂŞter le son : grâce Ă  un superbe vocodeur de phase dĂ©veloppĂ© par Axel Roebel et son Ă©quipe Analyse-synthèse des sons, on peut geler les voyelles pour jouer avec ensuite… on peut aussi l’accĂ©lĂ©rer. Pas en direct, bien sĂ»r, mais en faisant de toutes petites dĂ©cĂ©lĂ©rations suivies d’une accĂ©lĂ©ration, l’effet est assez impressionnant : on modifie la perception du dĂ©bit. Ces effets sont inouĂŻs dans le domaine de la parole : une vĂ©ritable innovation scientifique. Le second moteur est une synthèse en temps rĂ©el « text-to-speech Â» (du texte vers la parole). Cette fois, le texte lui-mĂŞme est gĂ©nĂ©rĂ© en temps rĂ©el. On peut ainsi prendre une phrase, Ă©crite en amont et correcte grammaticalement, et la dĂ©construire, la « randomizer Â», c’est-Ă -dire en dĂ©clencher alĂ©atoirement les syllabes dans un ordre diffĂ©rent de l’ordre Ă©crit. On peut ainsi brouiller en temps rĂ©el un flux de syllabes cohĂ©rent – avec une sĂ©mantique cohĂ©rente – et le faire basculer dans un alĂ©atoire complet – pour revenir ensuite Ă  la cohĂ©rence sĂ©mantique.

Comment contrĂ´ler ces transformations ?

C’est lĂ  que les capteurs placĂ©s sur les mains de Richard Dubelski entrent en action. Ce sont deux petits accĂ©lĂ©romètres avec lesquels on peut dĂ©tecter soit des rythmes dessinĂ©s dans le vide, soit des mouvements continus de la main. Les rythmes dessinĂ©s dans le vide contrĂ´lent la synthèse « text-to-speech Â», ou dĂ©clenchent des sons prĂ©enregistrĂ©s – il peut ainsi parler avec les mains, ou dĂ©clencher des sons de flĂ»te Ă©chantillonnĂ©s au prĂ©alable, ou des sĂ©quences entières. Les mouvements continus peuvent quant Ă  eux contrĂ´ler les transformations prosodiques, de hauteur ou du dĂ©bit de parole. ou d’autres paramètres sonores, comme ça peut se faire dans d’autres Ĺ“uvres utilisant des capteurs de ce genre. Ce dispositif capteurs+synthèse vocale permet quasiment de parler avec les mains, ce qui, par ailleurs, au niveau recherche et notamment recherche prosthĂ©tique, est absolument passionnant : de nombreuses Ă©quipes de recherche de par le monde travaillent sur le contrĂ´le de la synthèse de parole par le geste, notamment pour aider sourds-muets et laryngectomisĂ©s. Et cet outil est vĂ©ritablement rĂ©volutionnaire dans le domaine.

Georges Aperghis avait-il une idée de ce qu’il voulait faire avec l’électronique en amont du travail ?

Je connaissais un peu les dĂ©mons qui l’habitaient et, finalement, ses prĂ©occupations ici ne sont pas très Ă©loignĂ©es de celles qui l’animent habituellement. Quand on travaille, j’ai le sentiment qu’il a les idĂ©es claires, qu’il sait oĂą il veut aller. Mais il passe aussi par de nombreuses phases de test et d’exploration. Le travail se fait par courtes sĂ©quences, par petits scĂ©narios. Aussi bien en studio qu’avec les interprètes. Si une texture l’intĂ©resse, on n’en fera jamais plus de trois minutes car Georges sait dĂ©jĂ  d’avance qu’il voudra très vite passer Ă  autre chose : il fonctionne beaucoup par tableau, par saynète.

Découvrez-vous parfois un aspect que vous ne connaissiez pas de ces outils pourtant familiers ?

Oui. Le synthétiseur dont nous parlions tout à l’heure, par exemple, était conçu pour recréer une parole intelligible et naturelle, mais il devient, entre les mains d’un compositeur comme Aperghis, qui en explore les limites, un instrument de musique à part entière, bien loin de son rôle initial. C’est très enrichissant …

Entretien avec Johanne Saunier, Georges Aperghis et Richard Dubelski

Johanne Saunier, quand avez-vous rencontré Georges Aperghis ?

J.S. : C’était en 2004, pour Paysage sous surveillance, avec six musiciens d’Ictus, un texte de Heiner MĂĽller et un acteur. Puis on a enchaĂ®nĂ© sur Avis de TempĂŞte, avec un plus gros effectif : douze musiciens, trois chanteurs, un chef et moi. Georges Aperghis a ensuite fait une pièce dans le cadre de mon spectacle Erase.

G.A.: Johanne transforme les sons et les mots en geste, ce qui est très rare. Cela dépasse le cadre de la danse.

Comment êtes-vous entrée dans son univers musical ?

J.S. : on m’a orientĂ©e vers Georges Aperghis lorsque j’ai commencĂ© Ă  travailler avec la voix, et notamment avec des sons de voix entrecoupĂ©s. J’ai toujours trouvĂ© sa musique très physique : c’est rythmique, plein de ruptures et d’interruptions. Si ce n’était que du chant, je n’y aurais pas ma place. Mais lĂ , le corps suit les sons – et, sans ĂŞtre de la danse, ça devient du mouvement et de la chorĂ©graphie.

G.A.: Aujourd’hui, nous nous connaissons bien et il n’est pas rare que Johanne me fasse des propositions, sur lesquelles je rebondis puis que j’intègre, sous une forme ou une autre, au spectacle.

J.S. : Pour moi, le flot de mots fait toujours naître des esquisses de mouvements. et je construis mes séquences autour des récurrences de mots et des ruptures.

La manière dont Georges Aperghis Ă©labore ses spectacles se rapproche-t-il des processus de crĂ©ation chorĂ©graphique ?

J.S. : non. il a vraiment un univers particulier. Mais, du point de vue formel, mon travail avec Anne Teresa de Keersmaeker m’a un peu habituĂ©e Ă  ce mode de pensĂ©e autour des structures : travailler avec une structure sous-jacente en tĂŞte pour initier ou dĂ©velopper le mouvement. Et dĂ©passer le moment de grâce de l’inspiration.

G.A.: Johanne, qui est au départ danseuse et chorégraphe, remplit, dans tout ce que nous avons fait ensemble, un rôle qui se déduit de la parole – ce qui est un peu particulier. elle lit très bien le texte et y cherche la structure, le chiffre, autour duquel celui-ci s’organise. Sa logique gestuelle découle donc directement du texte.

Richard Dubelski, comment avez-vous commencé à travailler avec Georges Aperghis ?

Ça nous ramène quelques annĂ©es en arrière : je l’ai rencontrĂ© en 1986, au Centre Acanthes Ă  Aix-en-Provence. ensuite, nous avons vĂ©cu l’aventure d’ÉnumĂ©ration, qui a tournĂ© jusqu’en 1990, avec plusieurs Ă©tapes au travail, puis plusieurs reprises et mĂŞme un film. De lĂ , on a eu quelques annĂ©es de connivences et de travail en collaboration. Dans ÉnumĂ©ration, je prenais dĂ©jĂ  cette position du scribe, que je reprends dans Luna Park. Ă€ l’époque, j’avais une petite calebasse en bois sur les genoux, un texte et des rythmes Ă  jouer. Comment travaillez-vous les diffĂ©rents matĂ©riaux du spectacle ? Il y a des textes comprĂ©hensibles, et d’autres, qui sont comme Georges aime les Ă©crire : une phrase devient suite de syllabes complètement incomprĂ©hensible. Les partitions mĂŞlent ici voix et notes et je joue avec des gants dans lesquels il y a des capteurs qui, quand je bouge mes mains, dĂ©clenchent des sons prĂ©alablement enregistrĂ©s (flĂ»te, Johanne, moi, etc.). Tout se passe dans le vide devant moi. Il faut s’approprier ce nouvel instrument : les capteurs joueront les notes de la partition. Eet puis il y a d’autres Ă©lĂ©ments prĂ©sents sur scène, dans la cabine avec moi, qui dĂ©clenchent aussi des sons.

©Ircam-Centre Pompidou

Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 Ă  19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.