Chaque crĂ©ation de Georges Aperghis Ă  l’Ircam est l’occasion d’une transformation du « théâtre musical Â» qui l’a rendu cĂ©lèbre depuis les annĂ©es 1970 : Machinations (2000) mettait en scène l’ordinateur, Avis de tempĂŞte (2004) la prĂ©diction et l’alĂ©a, Luna Park (2011) la vidĂ©osurveillance. En 2018, place aux robots qui s’intègrent Ă  nos vies, avec Thinking Things.

Le titre de ton prochain spectacle comporte une ambivalence suggestive : « thinking things » renvoie Ă  des « choses pensantes Â», mais aussi, bien que l’usage transitif du verbe penser soit plus rare en anglais qu’en français, Ă  l’action de « penser les choses ». Y aura-t-il sur scène Ă  la fois des machines intelligentes et des intelligences humaines ?

On verra d’abord un grand robot, dont les parties principales seront disjointes. Une tĂŞte au-dessus. Deux bras espacĂ©s de 7 ou 8 mètres. En bas, des jambes. Et c’est tout. Un robot ouvert, pas fini, dont on peut voir le fonctionnement : c’est plus inquiĂ©tant qu’un simili-corps humain. Ici, les humains ne seront pas des modèles que la machine devrait imiter mais des partenaires faisant système avec ce puzzle robotique qu’ils actionnent de façon manuelle ou virtuelle. Les humains auront des cĂ´tĂ©s robotiques et les robots, des cĂ´tĂ©s humains. Et il faudra encore compter avec un bĂ©bĂ© robot, conçu par Olivier Pasquet : sorte de petite momie entourĂ©e de bandelettes, il aura droit Ă  une cĂ©rĂ©monie funèbre comme les Japonais en font pour les robots. Puis il s’allumera et commencera Ă  s’animer !

Quel sera l’univers sonore de ces partenaires humains et non humains ?

Tout ce que les quatre humains prĂ©sents sur scène auront Ă  dire et Ă  chanter est inspirĂ© du son des imprimantes 3D, au mĂŞme titre que la partie Ă©lectroacoustique. C’est un monde sonore très artificiel, que l’on dirait fait de cellophane ou de plastique. On retrouvera des interprètes avec lesquels je travaille depuis longtemps : les chanteurs Donatienne Michel-Dansac et Lionel Peintre, la danseuse et chorĂ©graphe Johanne Saunier, le percussionniste Richard Dubelski. Ce dernier portera une couronne de six micros piĂ©zoĂ©lectriques : afin de produire du son, il sera amenĂ© Ă  faire des gestes qui ont une grande force Ă©vocatrice, tant de l’amnĂ©sie que de la divination.

Ce quatuor en Ă©voque d’autres dans ta production scĂ©nique,tout particulièrement les quatre « manipulatrices Â» de Machinations (qui fut ta première production Ă  l’Ircam en 2000) et les quatre cabines de Luna Park (2011), autre spectacle multimĂ©dia incubĂ© Ă  l’Ircam auquel participaient d’ailleurs Johanne et Richard. Ă€ chaque fois, les interprètes Ă©taient sĂ©parĂ©s les uns des autres et faisaient face au public.

Il y a beaucoup de liens entre ces Ĺ“uvres. J’aimerais un jour pouvoir donner sous forme de trilogie Machinations, Luna Park et Thinking Things – en trois soirĂ©es, ou peut-ĂŞtre en une journĂ©e dans trois salles diffĂ©rentes. En un sens, Thinking Things n’est que l’étape suivante d’un processus d’intĂ©gration des humains et des machines dont Luna Park interrogeait les limites (Ă  partir du thème de la vidĂ©osurveillance), et Machinations, les archĂ©types. Comme tu le suggères, tous ces spectacles ont en commun des dispositifs scĂ©niques qui empĂŞchent ou mĂ©diatisent le face-Ă -face entre les interprètes. MĂŞme si le plateau de Thinking Things offre une plus grande latitude de dĂ©placement aux interprètes, il n’est pas le lieu de rencontres ou de dialogues sur un mode théâtral classique. Ă€ un moment, Lionel et Donatienne opèrent un mouvement de balancier, sorte de duo en ombres chinoises, comme un passant le verrait depuis la rue Ă  travers des rideaux : on ne parvient pas Ă  discerner si ce sont des humains ou une machine. Ce qui est sĂ»r en tout cas, c’est que ce n’est pas un face-Ă -face. Les protagonistes ne se parlent pas. Nul besoin de se voir pour interagir : je fais tel geste et le robot vient ; je suis en train de parler ici mais la mĂŞme scène se produit lĂ -bas au loin en noir et blanc, sur un Ă©cran. Dans cette pièce, tout passe toujours par des robots, des projections, cet environnement qui, en intĂ©grant machines et humains, altère l’altĂ©ritĂ©.

Tes machines ne cherchent pas Ă  nous imiter, c’est entendu, mais ne nous ressemblent-elles pas malgrĂ© tout ?

Lorsqu’on voit bouger les deux bras du robot, c’est plus qu’humain â€“ comme une sorte de survivant essayant de retrouver des mouvements qu’il avait jadis su faire, continuant Ă  vivre par bras interposĂ©s en rĂ©pĂ©tant Ă  l’infini un mĂŞme geste. Une dimension tragique transparaĂ®t dans cette essentialisation involontaire de l’humain. Je m’interroge : si toute activitĂ© cessait et qu’il y avait juste ce mouvement de bras, qu’est-ce que cela donnerait ? Cela fait un boucan terrible, en plus. En fait, j’ai envie qu’ils s’arrĂŞtent Ă  un moment donnĂ© et que la tĂŞte, elle, reste face Ă  la salle, telle une statue de l’Île de Pâques.

Tout cela est glaçant.

Oui et non. Ce que j’essaie de faire, tout comme dans Luna Park sur un sujet diffĂ©rent, c’est de trouver une distance, un point d’oĂą considĂ©rer notre situation. Cela induit un Ă©lĂ©ment de comique presque forain, Ă  la MĂ©liès. Face aux technologies nouvelles, je n’aime pas le pathos â€“ que celui-ci vise Ă  les dĂ©noncer ou Ă  les exalter. Selon moi, celui qui est allĂ© le plus loin dans l’interrogation de notre participation au monde des machines, c’est Chaplin dans Les Temps modernes. Le travail Ă  la chaĂ®ne, le robot qui fait manger Charlot, c’est fou ! Ces scènes gĂ©niales confrontent le spectateur Ă  une rĂ©alitĂ© terrifiante en le faisant pourtant rire de bon coeur. Je ne me priverai pas de cette ressource dans Thinking Things. Les doigts du robot apprennent Ă  jouer du piano en imitant la main humaine. Des tĂŞtes couvertes d’électrodes font soudainement du son. Et le grand totem en quoi consistent les fragments robotiques et humains est tout Ă  la fois angoissant et comique. Ressasser l’idĂ©e que les robots annulent la dĂ©cision humaine n’apporte rien, cela nous empĂŞche juste de regarder notre situation. PlutĂ´t que de faire la leçon (« c’est mauvais »), j’approche tout cela comme un jeu d’enfant. Libre ensuite au spectateur de se dire : Â« Mais ce n’est tout de mĂŞme pas un jeu d’enfant, c’est beaucoup plus grave ! »

Une lecture qui t’a marquĂ© en abordant ce projet est la ThĂ©orie du drone de GrĂ©goire Chamayou, essai philosophique sur les questions Ă©thiques, juridiques et politiques soulevĂ©es par les drones militaires et leur usage au xxie siècle. La documentation de Chamayou concerne l’action de l’armĂ©e des États-Unis au Moyen-Orient, mais sa rĂ©flexion porte plus globalement sur la « mutation des conditions d’exercice du pouvoir de guerre […] dans le rapport de l’État Ă  ses propres sujets Â». II conclut son introduction par la question : « Qu’impliquerait, pour une population, de devenir le sujet d’un État-drone1 ? Â» Qu’as-tu fait rĂ©sonner de cette lecture dans ton Ĺ“uvre ?

Les partisans des drones militaires assurent que la guerre est plus propre grâce Ă  l’absence de psychologie des robots. Le robot exĂ©cute l’ordre de tuer mais ne torture pas. Entre ce qu’un drone dĂ©tecte sur le théâtre d’opĂ©rations et ce qu’il va y effectuer, il y a l’analyse et la dĂ©cision d’une Ă©quipe militaire, immergĂ©e dans une cabine de contrĂ´le Ă  des milliers de kilomètres de lĂ . Ce n’est qu’un cas extrĂŞme du couplage, de plus en plus banalisĂ©, du corps humain avec des extensions robotiques. Nous vivons l’âge des implants oculaires, des prothèses intelligentes, bref, du corps augmentĂ©. Et cela affecte la pensĂ©e, la dĂ©cision. La ThĂ©orie du drone de Chamayou m’a aidĂ© Ă  apprĂ©hender cela. J’en ai Ă©galement extrait un dialogue entre des militaires de la base de Creech, Nevada, menant en 2010 une opĂ©ration en Afghanistan2. J’envisage de transposer ce verbatim en l’associant Ă  l’image d’une route dans le dĂ©sert, vue d’avion, oĂą file une voiture. Lionel Peintre dirait aussi le rĂ©cit de la mort d’Hippolyte par ThĂ©ramène (Racine, Phèdre, v, 6) : le hĂ©ros conduit son char sur le chemin de Mycènes quand surgit l’indomptable monstre marin. Les gens courent se cacher dans le temple, on ne sait pas ce que c’est mais il y a catastrophe. Ce serait un parallèle magnifique entre deux topiques : celle d’une Ă©poque oĂą l’on pouvait encore se cacher pour se prĂ©server, l’autre sans reste.

Pourtant, il y aura un espace dissimulé à l’arrière de la scène, contrairement à Machinations et Luna Park où tout se jouait sur un plan latéral sans profondeur et sans coulisse.

Derrière le dispositif frontal se trouve en effet l’atelier vidĂ©o, que le spectateur verra par la mĂ©diation d’une camĂ©ra. C’est une sorte d’extĂ©rieur perpendiculaire au plan d’action du robot. Joanne Saunier pourra arriver de loin avec le bĂ©bĂ© robot dans les bras, on la suivra d’abord sur Ă©cran puis traversant le dĂ©cor pour dĂ©boucher sur la scène. Les chanteurs pourront Ă©galement s’y engager. C’est pire que les cabines parallèles des spectacles que tu mentionnes   ici, mĂŞme la coulisse est intĂ©grĂ©e Ă  la machine. On peut bien libĂ©rer les prisonniers, de toute façon ils n’iront pas loin.

Si je comprends bien la diffĂ©rence avec Luna Park, ici, il n’y a pas de cache possible, donc, il ne peut y avoir d’insurrection, de contournement, de braconnage ?

Non. C’est une machine pour l’éternité. Le pas supplémentaire par rapport à la société de surveillance mise en scène dans Luna Park.

Entre les robots et les humains, n’y a-t-il pas de place pour d’autres ĂŞtres, d’autres entitĂ©s qui ne seraient pas entièrement dĂ©terminĂ©es par ce système totalisant ?

Il y aura peut-ĂŞtre un oiseau. Et il y aura surtout des restes d’« avant Â» : de la ficelle, un morceau de bois, des objets techniques, un noyau de pĂŞche… tout cela en dĂ©sordre sur une table rĂ©troĂ©clairĂ©e, oĂą Lionel les assemblera pour faire des sortes de phrases, qu’il vocalise. Ainsi juxtaposĂ©s, ces objets hĂ©tĂ©rogènes et apparemment insignifiants prennent une valeur. FilmĂ©s d’une certaine façon, ils peuvent devenir des Ă©toiles, une constellation.

Ils occuperont donc une zone intermédiaire entre le mot, l’image et l’objet.

C’était le cas aussi des indices rĂ©coltĂ©s par Jean Clareboudt, dont le travail m’a inspirĂ©3. Je l’ai rencontrĂ© au CAPC de Bordeaux, oĂą il se trouvait invitĂ© en mĂŞme temps qu’avec l’ATEM [Atelier de théâtre et musique, 1976-1997], nous menions une action auprès d’enfants. Son truc, c’était de voyager et de rĂ©colter des objets par terre, Ă  droite Ă  gauche â€“ des choses qui, sans raison explicable, Ă©taient pour lui chargĂ©es d’émotion. Il les mettait bout Ă  bout et c’était comme s’il prenait des notes de voyages… sauf qu’il s’agissait d’objets, qui ne racontent rien de prĂ©cis. Ils formaient Ă  la fois un rĂ©bus, une partition, des restes d’une vie antĂ©rieure. Contrairement Ă  moi, Clareboudt ne s’intĂ©ressait pas du tout au technologique mais plutĂ´t Ă  tout ce qui Ă©tait pĂ©rissable, destinĂ© Ă  la poubelle. J’en Ă©tais plus proche dans Machinations oĂą les protagonistes manipulaient des cheveux sur les surfaces rĂ©troĂ©clairĂ©es, toujours dans l’idĂ©e de tĂ©moigner de quelque chose qui a existĂ© mais dont on ne sait trop ce que c’était, parce que l’ordre est perdu, le code complètement dĂ©placĂ©.

Toute ton Ĺ“uvre explore la question de l’imprĂ©visible d’une manière ou d’une autre mais, dans ce spectacle-ci, le thème est le machinique en tant que tel. Or, la crĂ©ation parisienne se fera dans le contexte du Forum Vertigo : Â« coder-dĂ©coder le monde Â», qui interrogera la dimension algorithmique de l’art et du vivant. OĂą se logerait l’indĂ©termination dans Thinking Things ?

Le comportement des humains y est codĂ© par la partition, Ă  chaque fois pour un fragment de 1 Ă  2 minutes. Mais chaque comportement est imprĂ©visible par rapport au suivant ou au prĂ©cĂ©dent : il n’y a pas de suite logique, ils tournent, font volte-face. C’est lĂ  que j’essaie d’intervenir le plus : quand tout est fait pour que ça aille lĂ  et finalement, non, ça n’y va pas lĂ . Mais je pense qu’un jour on pourra tout coder, y compris la surprise, c’est-Ă -dire les possibilitĂ©s d’aller Ă  droite et Ă  gauche tandis qu’on attendait autre chose.

On pourra coder les surprises grâce Ă  l’intelligence artificielle, vraiment ? Et pourra-t-on Ă©crire automatiquement dans ton style ?

Je ne sais pas. Ce que je veux dire c’est que si tu fais un programme du comportement de quelqu’un, tu peux aussi coder l’inclusion des surprises ou des parenthèses. Mais tant d’autres paramètres entrent en jeu dans nos actions. Comment le cerveau arrive-t-il Ă  prendre une dĂ©cision ? Peut-ĂŞtre saura-t-on coder cela dans un siècle ? Ce qui est intĂ©ressant dans les dĂ©cisions qui se prennent, c’est que, souvent, elles ne sont pas prĂ©visibles. Pendant une rĂ©pĂ©tition, ou mĂŞme quand j’écris, je me vois faire et finalement vient une prĂ©monition qu’il faut aller « lĂ  » parce que c’est le seul endroit oĂą tout m’indique qu’il ne faut pas aller. J’y vais. Soit c’est la catastrophe et j’en repars, soit un tout autre univers s’ouvre. La direction prise est le fruit de je ne sais combien de calculs, fonctions de ma mĂ©moire, ma situation, ma physiologie. Cela me semble très difficile Ă  coder. C’est lĂ  que la musique de Bach est incroyable. Ses basses continues ne vont jamais oĂą on croit qu’elles vont aller. Ce ne sont que des expĂ©riences contre le codage :« ah vous pensez que… ? » Eh bien non ! Cela me rĂ©jouit extraordinairement.


1. Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La fabrique éditions, Paris, 2013, p. 31.

2. Le document original obtenu par le Los Angeles Times est consultable Ă  http://documents.latimes.com/transcript-of-drone-attack/

3. Artiste français né en 1944, mort en 1997, à l’œuvre protéiforme, proche du land art et de l’arte povera.

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