Parcours de l'œuvre de Arnold Schoenberg

par François Decarsin

L’héritage est clairement revendiqué par Schoenberg lui-même : Bach, Mozart, Beethoven, Brahms et Wagner, une tradition de l’écriture profondément marquée par le sens de la dérivation thématique, la maîtrise dans la manipulation de séquences asymétriques et celle des transitions. Le legs immédiat – Brahms et Wagner, apparemment contradictoires – s’impose d’emblée : le premier pour l’agencement des équilibres et la concentration thématique ; le second pour la cohérence dans la prolifération perpétuelle. Brahms réussit l’enchâssement de thèmes essentiellement mélodiques dans des structures formelles symétriques (sonate, scherzo…) tandis que Wagner libère la mélodie dans la continuité et dans l’irréversibilité. La première œuvre purement instrumentale intégrée au catalogue, La Nuit transfigurée op. 4 (1899) pour sextuor à cordes, regarde à la fois vers l'un – déploiement de mélodies hautement élaborées ayant fonction thématique – et vers l'autre par le choix de la forme narrative ininterrompue, cette tendance s’amplifiant aussitôt dans l’unique poème symphonique Pelléas et Mélisande, op. 5 (1903).

La totale fidélité à la tradition immédiate, qui démarque radicalement Schoenberg de ses principaux contemporains (Debussy, Stravinsky) répond à une puissante conscience de la nécessité historique dans l’évolution de l’art ; l’humour de la fameuse réplique selon laquelle personne n'ayant voulu être Schoenberg, il fallait donc que lui-même le fût 1, résume toute l’orientation esthétique à venir : tirer les conséquences (pour reprendre l’expression cruciale chez Adorno) de l’état auquel est parvenue l’évolution historique du matériau (harmonie, mélodie et forme) et justifier ainsi, inlassablement, les avancées extrêmes des premières années puis le choix problématique de l’ordre sériel pour mesurer enfin l’impact d’une conviction religieuse d’autant plus puissante que s’est affermie celle d’avoir eu raison devant l’histoire.

Dissolution et fulgurance : 1900-1915

La spécificité de l’écriture s’affirme dès les premiers Lieder op.1 et 2 (1900) par le rapport complexe entre une phraséologie indiscutablement tonale (articulations, points d’appui, polarités fortes) et une invention mélodique singulièrement riche par la nature même des intervalles ; si Wolf (dont les derniers lieder remontent à 1897) et même Brahms avaient déjà largement engagé la modernité sur cette voie, Schoenberg accentue la disjonction par des parcours harmoniques extrêmement incertains (résolutions harmoniques ambiguës) et par un recul sensible de la répétition immédiate d’une idée, déjà en elle-même difficile à assimiler instantanément. C’est sur ces critères qu’Alban Berg expliquera plus tard pourquoi, même dans une perspective tonale (en l’occurrence le Premier Quatuor), « la musique de Schoenberg est si difficile à comprendre 2 » ; car à la richesse de l’idée, et de ses déploiements d’emblée elliptiques s’ajoute très vite la tendance à surcharger l’information par la simultanéité d’éléments d’égale densité, rompant avec l’idée de hiérarchie thème/mélodie – accompagnement ; le Premier Quatuor op. 7 et la Première Symphonie de chambre op. 9 (1905-1906) résument de façon exemplaire cette densité qui s’imposera définitivement comme donnée première du style.

À travers la conquête de la durée – ces deux œuvres durent respectivement vingt-cinq et quarante-cinq minutes sans réelle interruption, la forme en un mouvement y agglomérant les quatre traditionnelles parties – Schoenberg dévoile toute l’importance qu’il attribue à l’articulation thématique et qu’il continuera toujours de revendiquer. En 1934 encore : « j’ai assez tendance à croire qu’il est moins dangereux de supprimer la logique et l’unité dans l’harmonie que dans le matériel thématique, les motifs et la pensée musicale 3 ».

La dissolution sera donc d’abord celle du sentiment tonal, tandis que, simultanément, se renforce encore la solidité du travail motivique : Deuxième Quatuor (1908) bâti sur un thème cyclique avec un troisième mouvement qui, au seuil même de l’inconnu, multiplie les réminiscences des précédents, Pièces pour piano op. 11 n° 1 et 2 « ultrathématiques » (Boulez) Pièces pour orchestre op. 16 n° 1 et 2 fortement arc-boutées sur des idées extrêmement prégnantes… Le souvenir des derniers Klavierstücke de Brahms (op. 116 à op. 119) est ici indiscutablement présent. Mais le recul rapide de toute forme de substrat thématique (op. 11 n° 3, op. 16 n° 4 et 5) oblige la vitesse d’exécution des idées à devenir pure fulgurance : seuls demeurent alorsquelques réflexes d’écriture acquis comme les mouvements conjoints des lignes extrêmes et la quasi immobilité des voix médianes – référence très oblique au sacro-saint contrepoint… – emboîtements chromatiques d’accords tendus (Erwartung op. 17 en particulier).Bref, non seulement la mémoire de l’auditeur est perpétuellement défiée par la suppression de toute répétition identifiable comme telle, mais c’est l’histoire elle-même qui, pour un temps, est volontairement oubliée ; du reste, le finale du Deuxième Quatuor, « Entrückung » (détachement) 4 marquait déjà le pas avant les chocs à venir.

Les œuvres athématiques sont marquées par le spectaculaire déplacement de l’énergie vers l’élaboration du timbre, la troisième des Pièces op.16restant emblématique de cette mutation qui voit naître la technique de la mélodie de timbres (Klangfarbenmelodie) : non plus une mélodie – différents sons consécutifs – mais un seul son (ou groupe de sons) joué successivement par différents instruments. Si Webern relaie très vite cette pratique, la primauté nouvelle du timbre produit surtout des textures inouïes focalisées sur ces innombrables « taches sonores » (Adorno) qui constituent une deuxième dimension ineffaçable du style jusqu’à la fin.

Il y a avant tout dans cette radicale volte-face de l’écriture (sur laquelle Schoenberg reviendra lui-même à la fin de son Traité d’Harmonie) quelque chose de la grande crise du moi que les termes de la lettre à Kandinsky (24/I/1911) résument drastiquement : « élimination de la volonté consciente dans l’art […] élaboration inconsciente de la forme (…) "forme = manifestation de la forme" 5 »… À la conduite rationnelle et continue des idées se substituent le bond, le saut, la disjonction totale et fulgurante des causalités immédiates (résolutions harmoniques cryptées, articulations motiviques brisées). Les Pièces op. 16 et le monodrame Erwartung (Attente), en particulier, multiplient ces fractures ; mais elles les réduisent aussi par le recours quasi systématique à l’ostinato, sorte de flux de la conscience devenu seul capable de relier entre eux des événements disjoints.Toutes ces œuvres sont aussi marquées par un profond sentiment de solitude qui explique la citation voire l’autocitation. Wagner reste présent (Tristan et Parsifal surtout), tandis qu’au moment où le texte d’Erwartung croise les premiers mots du Lied op. 6 n° 6 de 1901 (au bord du chemin), l’évocation de l’isolement devant la foule qui passe s’exprime par le même geste (ligne vocale du lied aux bois, basse du piano à la voix). De cette épreuve personnelle jaillira une œuvre forte, Die Glückliche Hand (La main heureuse) op. 18 (1910-1913) dont le héros, qui possède un savoir suprême que la masse ignore et méprise, reste absolument seul.

Si les œuvres de 1911-1915 ne quittent pas cet univers, elles témoignent néanmoins d’une sensible tendance à la clarification par la brièveté et par le traitement plus structuré des textes poétiques. Le retentissant Pierrot lunaire op. 21de 1912, inexplicablement tenu pour le paradigme de la révolution schoenbergienne, incarne paradoxalement cette esthétique. Nouveau par sa diction elle-même – ce fameux Sprechgesang (chanté-parlé) qui ne vient pas des cabarets berlinois dans lesquels il n’y avait pas de diseuses, mais vise plutôt une certaine théâtralisation de l’écriture – le Pierrot Lunaire évoque la bifurcation de Stravinsky aussitôt après Le Sacre du Printemps ; Schoenberg assume la sienne par le retour au strict contrepoint à deux voix (septième pièce) aux techniques canoniques éprouvées (passacaille de la huitième pièce) avec une certaine nostalgie des temps anciens (vingt et unième pièce)…

Mais l’ultime étape nous livre une clé pour saisir la grande mutation à venir. Le premier et le dernier des Quatre Lieder op. 22 (1913 et 1916) replongent dans la thématique de la solitude et du pressentiment qui parcourait la fin du Deuxième Quatuor de 1908. A l’angoisse face à l’inéluctable affrontement de la crise de la tonalité répond ici l’inquiétude devant la lourde décision que sera l’adoption de la technique de composition avec douze sons 6.

La nécessité et l’arbitraire

En relevant, à propos de la mélodie dodécaphonique, que « chacune de ses constitutions présente quelque chose d’arbitraire 7 », Adorno met le doigt avec justesse sur le fait que la composition avec douze sons, en devenant un nouveau système, introduit une logique extérieure au matériau lui-même (codification de la non-répétition d’un son avant que les onze autres n’aient été énoncés et remise en vigueur des procédés rhétoriques anciens : mouvement droit – de gauche à droite – rétrogradé, miroir, miroir rétrogradé…). Dans les musiques expressionnistes des années 1909 en effet, les douze sons étaient implicitement tous agrégés à chaque instant, ne fût-ce que pour matérialiser le rejet de toute répétition devenu inéluctable ; mais la logique des emboîtements restait interne, condition de survie au dérèglement total. En introduisant un ordre extérieur, Schoenberg vise à en finir avec cet état. Mais il démontre aussitôt la relativité de ce geste : la musette de la Suite pour piano op. 25 (1925) est construite sur une pédale de sol… La répétition prend déjà sa revanche sur l’indifférence d’un art nouveau qui « n’a pas de motivation théorique propre ».

C’est que, plus profondément, « la composition avec douze sons est née d’une nécessité », Schoenberg précisant d’emblée que l’on pourra, avec elle, composer de façon absolument classique puisqu’elle est « justifiée par son développement historique ». Pure « manifestation d’une réaction, à un état de fait [elle] en adopte les lois comme point de départ de sa contestation ». Toutes ces formules, rédigées dans des textes de 1941 et 1923 8, légitiment à la fois le didactisme des œuvres écrites dans les premières années et l’épanouissement ultérieur.

L’entrée de la technique des douze sons fut, comme le fut celle dans le monde de la tonalité suspendue, très ménagée : dernier mouvement du Deuxième Quatuor (1908) dernière des Cinq Pièces op. 23 pour piano (1923) ; une comparaison rapide entre la fougue de la deuxième pièce et la raideur de la cinquième donne une idée précise de la radicalité du geste… Mais son autolégitimation fut inlassable : suite, sérénade, quatuor, quintette, variations renvoient à ce monde intouchable qu’est l’héritage classique (op. 24 à op. 31, 1923–1928). Le paradoxe devient alors parfois critique entre une écriture déchiquetée et des barres de reprise qui imposent une signalétique d’un autre temps (Serenade op. 24, Suite op. 25 surtout). Tandis que *Les *Variations pour orchestre op. 31 (1928) réhabilitent sans hiatus l’univers brahmsien, leTroisième Quatuor op. 30 (1926) réintroduit un élément fondamental, la mélodie (le premier mouvement vise à retrouver celui du Treizième Quatuor de Schubert : organiser une ample phrase sur un ostinato de croches égales).

La charnière entre la relative sévérité du style et son épanouissement postérieur est l’incursion dans l’opéra ; Moïse et Aaron (1930-1932) renoue avec l’infinie douleur de celui qui sait mais n’a pas les mots pour convaincre. Les deux dernières décennies voient la musique de Schoenberg se déployer dans des catégories formelles totalement inventées, s’appuyant souvent sur des textes très forts comme L’Ode à Napoléon op. 41, dénonciation de la tyrannie (1942), ou unSurvivant de Varsovie op. 46, hommage au martyr de tout un peuple (1947) ; dans ce dernier cas, le découpage de la série-matrice perd son caractère abstrait pour devenir la signalétique puissante du récit tragique (appel de trompettes / accord sourd) et, au moment final où les juifs entonnent le Shema Israël, le fait que cette série soit chantée en mouvement droit, rétrograde, transposé etc. n’a plus guère qu’une importance très relative… L’univers schoenbergien est resté implacablement le même ; les incursions dans le nouveau classicisme choisi, qui n’a rien d’un néoclassicisme dont il refuse la tentation du pastiche –Concerto pour violon op. 36 (1936), Concerto pour piano op. 42 (1942) – sont traversées du même souffle, avec des moments de réel apaisement offerts par une nouvelle pensée mélodique. Quant au Trio op. 45 (1946-1947), rédigé comme véritable sismogramme après une grave syncope et la survie in extremis, l’imbrication des violentes secousses (représentant pour Schoenberg les injections cardiaques reçues) dans un parcours « ultra-organisé » sur les plans thématique et formel, témoignent de la force d’un style bien au-delà de toute question de syntaxe.

La foi

Aux moments les plus critiques de la trajectoire, c’est la force de la foi qui focalise l’énergie et le doute. 1917-1922 : L’Echelle de Jacob, qui s’interrompt sur l’ascension d’âme d’un mourant qui va enfin rencontrer son dieu, exhorte à ce moment précis à la dissolution totale du moi, à l’abandon de toute conscience qu’évoquait déjà la lettre à Kandinsky sur la crise de l’écriture. 1930-1932 : Moïse et Aaronpose la question cruciale de la transmission de la parole de vérité après les cinq premières années de composition avec douze sons ; Moïse ne chante pas, mais il sait, tandis que la vocalité est réservée à Aaron qui, lui, communique avec les hommes. Mais l’inscription de la Loi – titre du deuxième desChœurs op. 35 – y reste fondamentale au même titre que la conviction du principe de nécessité historique et morale.

Enfin, les années du contrecoup du nazisme et de la guerre voient les dernières et puissantes œuvres chorales, du Kol nidre op. 39 de 1938 aux trois Psaumes op. 50 de 1950. Si les deux Psaumes op. 50 a et b respirent un calme et une confiance en Dieu qui résorbent les injonctions ponctuelles, le Psaume moderne op. 50 C renoue avec l’univers schoenbergien dans ce qu’il a de plus profond : puissance de la voix parlée (Sprechstimme) invoquée déjà dans les Gurre-Lieder de 1900 et jusqu’au Survivant de Varsovie, prolifération des taches sonores marquées d’expressionnisme, violents soubresauts de l’écriture vocale et instrumentale. La dernière strophe, prière pour l’unité avec Dieu comme suprême félicité, rétablit l’apaisement typique des dernières années dans l’atmosphère d’apesanteur du dernier fragment de L’Echelle de Jacob.

Les trois œuvres majeures que sont L’Echelle de Jacob, Moïse et Aaronet le* *Psaume moderne ont en commun leur inachèvement ; l’interrogation métaphysique reflète celle du contenu de vérité dans l’art : elle reste en soi une quête perpétuelle.

Notes
  1. Arnold Schoenberg, Le Style et l'Idée, p. 86. La citation exacte est « Quand je faisais mon service militaire, un officier supérieur m’aborda un jour par : “Ainsi, c’est donc vous, le célèbre Schœnberg ? ”. Je répondis : “A vos ordres, mon commandant. Personne ne voulait être Schœnberg. Il fallait bien que quelqu’un le fût. Aussi est-ce moi” »
  2. Alban Berg, Ecrits, Monaco ; éditions du Rocher, 1957.
  3. Arnold Schönberg, Style et Idée, Paris, Buchet-Chastel, 1977, p. 217.
  4. Parfois traduit par "élévation, ravissement".
  5. Schoenberg-Busoni/Schoenberg-Kandinsky, Correspondances, textes, Genève, Contrechamps, 1995.
  6. La citation complète est (dans Le Style et l'Idée, p. 166.) : « Après nombre de tentatives infructueuses pendant environ douze ans, je pus établir les fondations d’un nouveau mode de construction musicale qui me parut apte à remplacer les différenciations structurales découlant auparavant de l’harmonie tonale. J’ai nommé cette méthode : Méthode de composition avec douze sons qui n’ont d’autres parentés que celles de chaque son avec chaque autre. Cette méthode consiste essentiellement dans l’emploi constant et exclusif d’une série de douze sons différents. Ce qui veut dire, naturellement, que cette série ne répète aucun son et qu’elle utilise les douze notes de la gamme chromatique, mais prises dans un ordre différent ».
  7. T.W.Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, p. 82.
  8. Arnold Schönberg, Style et idée, op.cit. respectivement p.163, 167 et 155.
© Ircam-Centre Pompidou, 2009


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