Entre Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen, entre la construction de l’harmonie, la vigueur des contrepoints et de la forme, la quête du son dans ses qualités acoustiques intrinsèques et à travers ses mélodies dans l’espace, Emmanuel Nunes revendique une conception de l’œuvre d’art comme organisme vivant. S’il suit, à Darmstadt, les séminaires d’Henri Pousseur sur les techniques électroniques, avant de se rendre auprès de Stockhausen à Cologne et d’étudier minutieusement la théorie de Boulez dans Penser la musique aujourd’hui, mais aussi la philosophie du temps d’Edmund Husserl et les écrits de Vassily Kandinsky, Nunes situe les fondements de son art chez Bach, comme dans la tradition romantique, de Schubert à Mahler, et jusqu’à la seconde école de Vienne, et notamment Webern, sur la Seconde Cantate op. 31 duquel il commence d’écrire une thèse de doctorat.
Sur l’Invention en fa mineur de Bach, il compose The Blending Season et Rubato, registres et résonances, dont le titre résume les modulations affectant l’original : le rubato comme élément d’interprétation et métamorphose des proportions rythmiques ; les registres, souvent discontinus, que Beethoven dota d’une fonction structurelle ; et les résonances, dans l’allongement d’événements harmoniques et mélodiques suscitant d’autres rapports. Des références au romantisme émergent dans 73 Oeldorf 75 – II, qui utilise des extraits de La Belle Meunière, du Quintette à cordes D. 956 et de la Sonate pour piano en si bémol majeur D. 960, et plus encore dans Ruf, traversé de bribes du dernier mouvement, « Adieu », du Chant de la terre, une œuvre où la triade Appelant, Appel et Appelé se réduit à des duos excluant tour à tour le troisième terme. L’art de Nunes, si conscient du répertoire, de Claudio Monteverdi à soi-même, est plein de renvois, dans un cheminement non linéaire, où coexistent quantité de tendances selon divers dosages. Dawn Wo reprend ainsi l’effectif du Kammerkonzert de Berg, mais sans les solistes, et déduit des enchaînements rythmiques des Trois Petites Pièces pour violoncelle et piano op. 11 de Webern – indépendamment d’autres allusions à Schoenberg, Varèse ou Stockhausen. Néanmoins, les sources ne se devinent guère, qu’un travail d’écoute et une acuité analytique transforment jusqu’à les rendre subreptices. Cette attitude culmine dans Ruf, puis dans la monumentale mosaïque Quodlibet, biographie musicale empruntant ses matériaux à des compositions antérieures, dont Peter Szendy a dressé la liste : des traits individuels de Degrés, un intervalle de Fermata, le madrigal de Voyage du corps, la harpe d’Impromptu pour un voyage II, un enchaînement harmonique de Purlieu… Une biographie qu’il convient de prendre au sens le plus strict : non le triste bavardage autobiographique, mais l’écriture de la vie, qui suscite ici un « théâtre de sons dans l’espace », car les musiciens se répartissent autour du public et se déplacent tout au long de l’exécution.
De Stockhausen, Nunes retient la « forme ouverte ». Comme les derniers quatuors de Beethoven ou certaines sonates de Schubert, la forme s’écoute in statu nascendi, dans le geste de son avènement, et devient d’emblée rythme, en tant que moment d’émergence, lieu de l’Ouvert. L’intérêt de Nunes porte donc moins sur les dédales possibles de la partition que sur une « forme ouverte potentielle permettant d’écouter n formes fermées ». Avec Momente, Stockhausen, s’inscrivant dans le filiation de Beethoven et de Wagner, recherchait une durée, une unité dans la durée, laquelle se constitue par l’immobilisation provisoire de certains éléments. « Je crois que, de tous temps, un certain gel de telle ou telle dimension du discours musical, et une incessante adéquation de ce gel aux différents degrés de mobilité de telle ou telle autre dimension, mènent, entre ces dimensions, à une transformation profonde des rapports de force, dont l’un des aspects les plus importants est la mutation de responsabilité d’une dimension à une autre, en ce qui concerne leur rôle dans la concrétisation de ce que j’ai appelé la portée téléologique du geste musical1 », écrit Nunes, chez qui la réduction du matériau n’a d’égal que le foisonnement de la combinatoire, comme dans Minnesang. S’il retient encore de Stockhausen l’idée d’une musique au croisement de la constitution interne du son et du langage, scrutant l’ensemble des conditions et des modalités qui confèrent à une dimension acoustique le statut de dimension musicale, Nunes dit avoir également appris les contradictions entre temps de la conception, temps de la réalisation et temps de l’écoute.
Avant même sa rencontre avec Stockhausen, Nunes étudie les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl. Attentif à ce que le musicien ne s’immisce pas dans le domaine de la philosophie, mais ouvre le concept sans le détruire, selon l’invite de Maurice Merleau-Ponty, Nunes souligne la rigueur déontologique de Husserl, qui fait de la nature temporelle du son et des modalités de l’écoute les paradigmes de la phénoménologie. Procédant à la mise « hors circuit » du temps objectif, de toute appréhension et de toute thèse transcendante, Husserl prend le son comme pure donnée hylétique, analyse les objets temporels immanents et leurs modes d’apparition, et dégage le caractère intentionnel de la conscience intime du temps. Nous retenons en effet le son en sa retombée. Les rétentions, ou les continuations du son, se doublent d’intentions d’attente, de protentions amenant la mélodie à sa réalisation. Le son dure, production de la conscience à partir d’un « point-source » originaire. Une, sa durée résulte d’une double intention qui le traverse et l’étire, et par laquelle s’attache au son ce que Husserl nomme une « queue de comète », qui retient le son advenu dans l’orbe du présent, auquel conduit également la protention. C’est cette « intentionnalité longitudinale », selon la formule de Paul Ricoeur, qui fait que le maintenant, plus qu’un point-limite, accède à la continuité étale d’un « grand maintenant ». « Que quelque chose persiste en changeant, voilà ce que signifie durer. » Cette formule de Ricoeur définit au mieux l’écoute d’une œuvre de Nunes, où se trament et s’imbriquent mouvance et permanence, entre le fleuve et son lit, dans un fascinant jeu paradoxal.
Quatre autres points sont à retenir.
À propos de langue secrète encore, Minnesang articulait déjà noms, verbes et thèses relatives à l’âme, à la lumière ou à l’amour, empruntés aux ouvrages du théosophe Jakob Boehme. Par la multiplicité des genres vocaux requis, leur intelligibilité devient constamment instable, tantôt mélodique, déployant les mots, tantôt harmonique, les superposant, ou mettant à l’occasion en évidence une expression ou une phrase, de la sorte dramatisée. Certes, Nunes avait étudié la phonétique avec le linguiste et théoricien de la communication Georg Heike, parallèlement aux séminaires de Stockhausen à Cologne. Mais le placement des lettres dans la bouche – la gorge, le palais, la langue, les dents ou les lèvres –, ainsi que leur combinaison dans le nom, marquée d’un sceau kabbalistique, en particulier pour le deuxième nom de Dieu, après le tétragramme YHWH, Adonaï, que chante Minnesang, induit une mystique de la lettre.
Citons également le cycle des quatre Chessed. Dans les textes de la Kabbale, Chessed, quatrième sefirot, quatrième des dix sphères de la manifestation divine, de l’Arbre de la Vie, signifie grâce, amour ou miséricorde de Dieu. Après Tif’ereth et la lecture des écrits de Martin Buber et de Gershom Scholem, ce cycle se réfère une nouvelle fois au judaïsme et à l’expérience d’une lumière aveuglante décrite par le Zohar. Au sein de Chessed II et de Chessed IV, dans leurs multiples et luxuriantes sections orchestrales, s’inscrivent pour l’un Chessed I, pour seize instruments répartis en quatre ensembles, pour l’autre le quatuor à cordes Chessed III. Alors naît un temps de l’épiphanie lumineuse. Dans une veine numérique analogue, citons enfin Wandlungen organisé autour du chiffre 5, par le nombre de ses instruments (25) et par des accords de cinq sons où dominent deux intervalles de quinte (5).
Après des œuvres dites de jeunesse, composées jusqu’en 1973, qui associent des parties improvisées et des parties rigoureusement écrites pour des formations souvent réduites, à l’exemple de Degrés, d’Esquisses ou d’Omens I (retiré), et où le compositeur se consacre à l’organisation des hauteurs, à la répartition des registres et au dévoilement de la puissance génératrice des intervalles, une grande part de l’œuvre de Nunes se divise en deux cycles.
Dans le premier, jusqu’en 1977, quatre notes (sol, sol dièse, mi et la) apparaissent comme le « subconscient harmonique sous-jacent à toutes les pièces » – ces notes se réduisent à deux, mi et sol dièse, dans une large première partie, deux cent dix mesures, de Minnesang. Nunes élargit ses effectifs et intègre la voix, la bande magnétique et les transformations électroniques. Nachtmusik I, charnière entre les deux cycles, négative par rapport au premier, positive par rapport au second, morendo adossé à l’absence de ces quatre notes, à leur bannissement de l’œuvre, contraindrait presque le geste créateur à les faire réapparaître.
Un second cycle, intitulé La Création, débute, moins lexical que le premier, et plus grammatical. Nunes en résume l’enjeu en ces termes : « Que se passe-t-il lorsque l’on a des périodicités qui se superposent de manière cyclique ? » La notion de « paire rythmique » est ainsi forgée. Soit deux rythmes : un septolet et un quintolet, par exemple. Saisissant les deux termes de la paire sur une même ligne, chiffrant en somme les « proportions de durées qui séparent les attaques dans leur ordre événementiel », la structure rythmique de la superposition peut être décrite au moyen du plus petit commun multiple des deux pulsations, soit ici la séquence 5 + 2 + 3 + 4 + 1 + 5 + 1 + 4 + 3 + 2 + 5 = 35. La Création utilise des paires principales (27/20, 27/16, 19/16, 19/12, 19/10, 17/15, 17/12, 16/15, 15/14, 15/8, 10/7, 9/8, 9/5, 8/5) et des paires secondaires (7/5, 6/5, 5/4, 5/3, 4/3, 3/2, 7/1, 5/1, 3/1). Pour le dire plus concrètement, prenons une image : si deux personnes se déplacent d’un même point et à un même autre, dans le même temps, mais avec un nombre de pas différent – disons, sept pour l’un, cinq pour l’autre –, alors les proportions et la combinaison entre les deux ne sont plus régulières, et nous retrouvons notre séquence 5 + 2 + 3 + 4 + 1 + 5 + 1 + 4 + 3 + 2 + 5.
Trois points : a) toute paire rythmique se réduit à un formalisme mathématique ; b) toute paire rythmique est symétrique, à l’instar des rythmes non rétrogradables de Messiaen (la seconde moitié d’une paire formant toujours la rétrogradation de la première : 5 + 2 + 3 + 4 + 1 / + 5 / + 1 + 4 + 3 + 2 + 5) : en ce sens, rapportée à un axe commun, la symétrie rejoint à la fois le rythme, la périodicité et l’espace ; c) partant, toute paire rythmique, mathématiquement réduite, abstraite ou formalisée, est susceptible d’organiser un autre domaine du langage musical : tempos, intervalles, structures harmoniques (dans la série des harmoniques) ou mélodiques (comme dans Einspielung I), phrasés rythmiques…. Et la continuité entre rythmes et hauteurs n’est pas sans évoquer l’article « …comment passe le temps » de Stockhausen ou les « séries harmoniques de proportions » de Penser la musique aujourd’hui. Signalons que La Création comprend deux cycles de trois œuvres : Einspielung, respectivement pour violon, violoncelle et alto, et Versus, qui ajoute aux instruments à cordes du premier des instruments à vent : clarinette, euphonium et flûte en sol. Six pièces, que Nunes dédie à sa fille Martha.
Avec le cycle des Lichtung, les paires rythmiques s’appliquent à la spatialisation, que Nunes a longuement étudiée à l’Ircam, avec Éric Daubresse, avant de la théoriser. Le compositeur scrute l’espace comme élément constitutif d’idées musicales. Indissociable du rythme, du timbre, de l’enveloppe optimisant le sens de la moindre attaque, mais aussi, à l’évidence, de la réverbération de la salle de concert, de la propagation du son, de sa localisation et de sa directionnalité, dans la dissémination comme dans l’encerclement, l’espace lit le son, qui le dévoile en retour. Nunes se distingue de l’histoire et de l’idéologie du lieu sonore, des rituels et autres offices religieux, dramatiques, voire naturalistes. Dès lors, d’après Alain Bioteau, la segmentation des parcours, des pleins et des déliés au sein d’une figure en mouvement, l’utilisation du cercle, comparable à l’octave selon une métaphore des hauteurs utile à la constitution d’un lexique analytique du lieu, les jeux de kaléidoscope ou les acciacature, ces pulsations régulières sur des trajectoires courtes et rapides, constituent les modèles de sa virtuosité spatiale – une virtuosité idiomatique, les traitements électroniques métamorphosant certains rapports fréquentiels ou timbriques des ensembles ou des orchestres, fulgurante, par la diffraction des événements, et vertigineuse, éblouissante de motilité. L’informatique y contribue, non comme surplus ou bigarrure extérieure, mais comme auscultation active de l’écriture instrumentale, tissant avec elle un strict contrepoint. Un tel espace naît avant tout d’une distance, d’un essentiel éloignement, reflet du sentiment tragique.
Aussi, parallèlement au cycle La Création, Nunes compose-t-il des monuments souvent spatialisés : Vislumbre, Quodlibet, Machina Mundi, Omnia mutantur, nihil interit et Musivus.
Après Das Märchen, que nous avons déjà évoqué, et avant l’ultime Peter Kien – eine akustische Maske, d’après Elias Canetti, l’œuvre de Nunes, affranchie désormais des deux grands cycles, reprend le chemin de la scène avec le théâtre musical La Douce, autour duquel gravitent trois Improvisations achevées : Pour un monodrame (Für ein Monodram, I), Portrait (II) et L’Électricité de la pensée humaine (IV) – il y manque la troisième. Du récit de Fiodor Dostoïevski, publié en novembre 1876, Nunes avait lu la traduction française de Boris de Schloezer, mais c’est la lecture, plus tardive, de la traduction allemande d’Elisabeth K. Rahsin qui le décide à entreprendre cette nouvelle œuvre, pour laquelle il étudiera sept traductions, françaises et allemandes, et quelques formulations de l’original russe. La Douce est une jeune femme, qui a connu une enfance douloureuse, affectée par la solitude et la violence, et qui découvre dans le mariage une autre tyrannie et la perpétuation des ordres établis. Quand son mari lui propose, sans arrière-pensée, un voyage, elle se suicide et manifeste ainsi un dernier matériau de combustion, un dernier accrochage décisionnel à la vie, sa dernière liberté. Le récit commence alors, six heures après que la jeune épouse s’est jetée par la fenêtre. Elle gît, devant son mari qui tente, bouleversé, de rassembler les souvenirs de sa propre misère et de leur vie commune, craint le jugement d’un tribunal imaginaire et se lamente, égoïste, sur son sort : « Que vais-je devenir, quand demain ils l’emporteront ? » Mais son monologue, chez Nunes, se scinde, la voix de la morte s’élève également, et le duo se dédouble, entre français et allemand : deux voix d’acteurs, « expressifs ou, mieux, expressionnistes », et deux voix de chanteurs, une soprano et un contreténor. Quant à la musique, la totalité de ses éléments peut être considérée comme « le lieu sonore de l’action théâtrale », un décor, un paysage, un environnement, dans un théâtre de la langue et du drame.
Laurent Feneyrou, 2007, texte révisé en 2012 et en 2022.
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