Pierre Schaeffer : théorie du son et recherche du sens

par Jean-Marc Chouvel

La personnalitĂ© de Pierre Schaeffer fait partie de celles qui auront fortement marquĂ© de leur empreinte la musique d’aujourd’hui – plus, peut-ĂȘtre, que l’histoire du dernier demi-siĂšcle ne le reconnaĂźt Ă  ce jour. En relisant ses Ă©crits, comment ne pas se demander quel ton adopter pour parler d’un grand monsieur, toujours en alerte, et toujours au fait des prĂ©occupations intellectuelles et artistiques de son temps ? On n’a pas envie, aprĂšs avoir cĂŽtoyĂ© ses Ă©crits, d’écrire sur Schaeffer dans un style acadĂ©mique. Le tour de ses propos, la teneur de sa pensĂ©e, les formules qui Ă©maillent ses entretiens donnent prise Ă  la rĂ©action, provoquent le dĂ©bat. Pas tellement pour l’ouverture qu’elles laissent, mais par l’effet de ce couperet pĂ©remptoire qu’elles assĂšnent, fortes d’un sens de l’évidence, d’une certaine habiletĂ© littĂ©raire, et, il faut bien le dire, d’une prĂ©cision scientifique parfaitement sĂ»re d’elle, comme les grandes Ă©coles du systĂšme français d’éducation savent si bien l’inculquer. On n’est pas polytechnicien pour rien.

Pierre Schaeffer ne boudait pas son plaisir : il lui a Ă©tĂ© donnĂ© d’ĂȘtre au cƓur d’un moment d’articulation fondamental de l’humanité : la crĂ©ation des outils de communication de masse. C’était sa vocation dĂšs le choix, aprĂšs l’« École », d’une carriĂšre Ă  la Radiodiffusion. C’est le sens de toutes les recherches de la fin de sa vie sur « les machines Ă  communiquer ». L’épisode de la musique concrĂšte, par lequel nous commencerons ce parcours, n’était au fond, prĂ©cisĂ©ment, qu’un Ă©pisode. Car Schaeffer, intelligence d’une luciditĂ© extrĂȘme, avait pris conscience trĂšs tĂŽt des enjeux de son temps. Il y a dans ses rĂ©flexions sur les mass media une bonne part d’analyses percutantes sur les problĂšmes dans lesquels nous sommes aujourd’hui embourbĂ©s. Au fond, cette position de rebelle au sein de l’institution lui convenait sans doute assez bien.

Écrire l’histoire

Mars 1948, premier journal de la musique concrĂšte : « Je vais au service du bruitage de la Radiodiffusion française. J’y trouve des claquettes, des gongs, des noix de coco, des klaxons, des trompes Ă  bicyclettes. Il y a des gongs, des appeaux. Il est plaisant qu’une administration se prĂ©occupe d’appeaux, et en rĂ©gularise l’acquisition par un bordereau dĂ»ment enregistré ». L’objectif : « J’ai en vue une « symphonie de bruit 1 ». Nulle rĂ©fĂ©rence Ă  Russolo, ni aux concerts de bruits du dĂ©but des annĂ©es 1920. Mais le spectre de la symphonie (cf. la Symphonie pour un homme seul, collaboration avec Pierre Henry (1950), rĂ©vĂ©lĂ©e en 1955 par BĂ©jart comme musique de ballet), comme il y aura, plus tard, avec OrphĂ©e 53, le spectre de l’OpĂ©ra, mĂȘme si les premiĂšres Ɠuvres sont d’abord des « études » : Étude n° 1 DĂ©concertante ou Étude aux tourniquets; Étude n° 2 ImposĂ©e ou Étude aux chemins de fer ; Étude n° 3 Concertante ou Étude pour orchestre ; Étude n° 4 ComposĂ©e ou Étude au piano ; Étude n° 5 PathĂ©tique ou Étude aux casseroles ; toutes sont rĂ©alisĂ©es dĂšs 1948 et diffusĂ©es la mĂȘme annĂ©e Ă  la Radio, au fameux club d’essai.

C’est que pour Schaeffer, l’enjeu n’est pas dans le bruit lui-mĂȘme : il est dans le support, et il est dans l’écoute. C’est pour cela qu’il est conscient trĂšs tĂŽt du potentiel d’ambiguĂŻtĂ© que porte le mot « concret ». Certes, le « matĂ©riau » de la musique concrĂšte est issu du rĂ©el, mais la musique concrĂšte est d’abord un travail sur la matiĂšre du son, comme la peinture dite « abstraite » de Kandinsky Ă©tait un travail sur l’essence des lignes et de la couleur, sur la « matiĂšre » de la peinture. DĂšs les annĂ©es 1930, KojĂšve ne qualifiait-il pas la peinture de Kandinsky de « concrĂšte » 2 ?

Schaeffer n’est pas, en 1948, un dĂ©butant. Il travaille Ă  la Radio depuis 1936, comme ingĂ©nieur dĂ©tachĂ© des P.T.T. La radio n’en est alors qu’à ses dĂ©buts, mais son importance politique n’est dĂ©jĂ  plus Ă  dĂ©montrer. Schaeffer travaille Ă  l’amĂ©lioration technique de la radio, comme il travaillera Ă  sa diffusion en fondant, en 1954, la Sorafom (SociĂ©tĂ© de Radiodiffusion de la France d’Outre-Mer). Il a l’habitude d’ĂȘtre au rendez-vous de l’histoire. N’est-ce pas lui qui, Ă  travers le Studio d’essai, mettra en place la radio libĂ©rĂ©e, celle qui accompagnera l’insurrection des Parisiens, qui synchronisera le tocsin des Ă©glises d’une capitale en voie de se dĂ©barrasser de ses occupants, qui fera entendre encore, fenĂȘtre ouverte et micro Ă  la main, ces mĂȘmes cloches
 ? Que ce parfum de libertĂ© ait un relent d’église n’était probablement pas pour lui dĂ©plaire. Peu avant, la La coquille Ă  planĂštes, Ă©mission qu’il rĂ©alise entre 1942 et 1944 au Studio d’essais, tĂ©moigne Ă  la fois de ce qu’était la radio de cette Ă©poque, et de tout ce qu’il peut y avoir de prĂ©curseur par rapport Ă  la date fatidique de 1948. Il faut sans doute relire ce qu’AndrĂ© CƓuroy disait de la musique « radiogĂ©nique 3 »  dĂšs la fin des annĂ©es vingt pour bien comprendre qu’il ne s’agit pas lĂ  d’une simple hypothĂšse d’école : les choses Ă©taient dans l’air. Cela Ă©tant, l’art « radiogĂ©nique » n’allait pas de soi, loin s’en faut. Et il ne va toujours pas de soi Ă  l’heure oĂč ces lignes sont Ă©crites. Schaeffer a eu une position stratĂ©gique : d’abord parce qu’il a mis tout le poids de sa situation sociale dans la balance – il aura Ă©tĂ© dĂ©missionnĂ©, fait-il remarquer non sans fiertĂ©, sept fois dans sa carriĂšre
 –, ensuite parce qu’il a donnĂ© sans attendre un statut thĂ©orique Ă  l’aventure – ce fut le rĂŽle du TraitĂ©.

L’écoute au fondement de la musique

Dans un bref texte, François Weyergans dit de lui : « Il n’a ni ratĂ© ni rĂ©ussi une Ɠuvre, le pouvoir ne l’a pas rendu heureux et il n’a pas rendu heureux grĂące Ă  son pouvoir. C’est un personnage de notre temps. Ce n’est pas son importance qui compte. C’est lui. Entre le chagrin et le nĂ©ant, il a choisi la musique 4. » Il serait sans doute plus juste de dire que c’est la musique qui l’a choisi : « la musique (
) m’a conduit peu Ă  peu du formalisme d’un systĂšme traditionnel Ă  l’empirisme d’une approche universelle », Ă©crit-il dans De l’expĂ©rience musicale Ă  l’expĂ©rience Humaine (La Revue musicale, n° 274-275, p. 8).

Que ce soit « à la recherche d’une musique concrĂšte » (voir note 1) ou plus gĂ©nĂ©ralement comme ce colloque de 1953 paru dans la Revue musicale sous le titre Vers une musique expĂ©rimentale, la relation de Schaeffer Ă  la musique est principalement une relation de type interrogatif, une relation nourrie par une insatisfaction, une inquiĂ©tude, que le SolfĂšge et le TraitĂ© ne rassasieront pas. C’est que Schaeffer, en bon phĂ©nomĂ©nologue, ne se contente pas des rĂ©ponses Ă©lĂ©mentaires aux problĂšmes trop bien posĂ©s. Il veut s’attaquer Ă  la question. Cela commence par le commencement, c’est-Ă -dire l’acoustique : « J’ai d’abord dĂ» remettre en cause toutes la plupart des notions d’acoustique musicale, doublement fausses par leurs Ă©noncĂ©s et leurs mĂ©thodes. J’ai donc Ă©tĂ© conduit Ă  rĂ©inventer une approche authentique 5. » Et cette approche passe par la phĂ©nomĂ©nologie, absolument Ă©trangĂšre aux prĂ©occupations « scientifiques » de l’époque, partagĂ©es entre l’hyper-technicitĂ© naissante et le prestige des mathĂ©matiques. La phĂ©nomĂ©nologie amĂšnera donc Schaeffer Ă  remettre le sujet au centre des dĂ©bats, et cela passe par une attention accrue au phĂ©nomĂšne de l’écoute.

La partie du traitĂ© qui parle de l’écoute 6 est bien connu et a Ă©tĂ© largement commentĂ©. Il est tout Ă  fait central, et la notion mĂȘme d’ « objet musical » ne saurait ĂȘtre pensĂ©e sans l’analyse des fonctions de l’écoute. Un des passages les plus frappants est sans doute celui concernant l’ « écoute rĂ©duite ». Ce retour Ă  « l’expĂ©rience originaire » est explicitement rĂ©fĂ©rĂ© Ă  Husserl. La « rĂ©duction Ă  l’objet » est une dĂ©marche de dĂ©conditionnement de l’écoute. AccĂ©der aux qualitĂ©s sonores reprĂ©sente un effort « anti-naturel », car « rien ne nous est plus naturel que d’obĂ©ir Ă  un conditionnement 7 ». Car ce n’est pas un affranchissement du « culturel » que vise Schaeffer. C’est une reconstruction de l’écoute, par la familiaritĂ© que permet dĂ©sormais la capacitĂ© d’isoler les sons et de les manipuler. Composer n’est pour Schaeffer qu’une pratique expĂ©rimentale. Ce qu’il dĂ©sire mettre en place, c’est une nouvelle maniĂšre d’écouter. Or, cette nouvelle maniĂšre d’écouter est entiĂšrement tributaire du sujet. C’est une dĂ©marche dont l’aspect mystique ne doit pas nous Ă©chapper. Schaeffer lui-mĂȘme aurait pu assimiler cette initiation Ă  l’écoute Ă  une forme d’ « exercice spirituel ». Le traitĂ© ne serait alors qu’une somme livrant aux musiciens le sens de la rĂ©vĂ©lation que fut la dĂ©couverte de la musique concrĂšte.

On trouve dans les actes du colloque De l’expĂ©rience musicale Ă  l’expĂ©rience humaine publiĂ©s par la Revue Musicale en 1971, un schĂ©ma qui en dit long sur le rapport de Schaeffer avec la sĂ©miologie musicale naissante et sur sa clairvoyance quant aux problĂšmes qui allaient trĂšs vite se poser Ă  cette science. Sous le titre « Petit train des interdisciplines, parcours dĂ©terministe pseudo-scientifique », on peut voir la chaĂźne suivante, qualifiĂ©e de « Parcours usuel de toute analyse de langage 8 » :


Juste au dessous vient la chaßne suivante, en sens opposé :


« Pourquoi », Ă©crit Schaeffer 9, « ceux qui font semblant de chercher dans ce domaine sont-ils si loin des notions prĂ©cĂ©dentes, au point de vouloir dĂ©duire cette musique d’une acousmatique, d’une mathĂ©matique, ou la tirer tout armĂ©e d’un ordinateur. [
] Tant qu’on demeure attachĂ© Ă  une explication en termes de causalitĂ©, on est victime de vieilles erreurs, communĂ©ment enseignĂ©es aujourd’hui encore, tant Ă  l’UniversitĂ© qu’au Conservatoire. » Sans le savoir peut-ĂȘtre, Schaeffer se retrouve dans le rĂŽle du Rousseau de l’essai sur l’origine des langues, essayant de restaurer les droits de l’auditeur, qui « a dĂ©jà » en lui un schĂšme d’écoute – pour Rousseau il s’agit de l’émotion – qui prĂ©dĂ©termine fondamentalement l’objet Ă©coutĂ©.

Le phĂ©nomĂšne de la communication restera au centre des prĂ©occupations de Schaeffer. En 1972, il publie le deuxiĂšme tome des Machines Ă  communiquer, consacrĂ© au rapport entre pouvoir et communication. C’est tout le systĂšme mĂ©diatique qui est passĂ© au crible de l’analyse schaefferienne. Dans l’article « la communication » de l’Encyclopedia Universalis, il donnera ce schĂ©ma, caractĂ©ristique de sa maniĂšre de pensĂ©e, visant une synthĂšse du phĂ©nomĂšne Ă  travers les cadrans de la dialectique :


En effet, la mainmise des hommes de ce qu’il appelle « le quatriĂšme pouvoir » sur « le flux des simulacres » doit sans doute ĂȘtre lue Ă  la lumiĂšre du schĂ©ma de la communication elle-mĂȘme. Ce n’est pas tant le « message » qu’il s’agit de manipuler, mais bien la maniĂšre de l’écouter. La grille du programme a cette mission de formatage des Ă©coutes qui « prĂ©pare » la rĂ©ception, et c’est cette illusion de naturel, pourtant parfaitement dĂ©calĂ©e du monde « rĂ©el », qui donne lieu au « simulacre » de la communication. Le « quatriĂšme pouvoir » n’en est un qu’en fonction des « pressions » qu’il subit, et il est peut-ĂȘtre le prototype du « consentement » qui assoit les formes modernes du pouvoir mĂ©diatique. Dans GenĂšse des simulacres, Schaeffer dĂ©crit mĂȘme « une stratĂ©gie du « changement sur place », oĂč « les conservateurs d’inspiration stalinienne autant qu’amĂ©ricaine confondent Ă©galement culture et consommation 10 ».

Recherche, création et travail sur soi

On sous-estime la force de subversion que pouvait avoir, au sein mĂȘme du « quatriĂšme pouvoir », un « service de la recherche » tel celui que dirigeait Schaeffer. L’idĂ©e mĂȘme de « recherche » ne va pas de soi dans un monde qui se contenterait volontiers d’entretenir par la commande dĂ»ment rĂ©gulĂ©e le flux de la production et de la diffusion « artistique » ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si notre Ă©poque, qui a versĂ© dans ce que le mĂ©diatique pouvait produire de plus vulgaire et de plus sordide, a tout fait tout pour Ă©vacuer cette question. Difficile de rendre compte du bouillonnement que fut ce service de la Radiodiffusion, et du rĂŽle qu’y a jouĂ© Schaeffer. Dans un compte rendu d’une rĂ©union « intergroupe » on peut lire les lignes suivantes : « ce qui est difficile, c’est de se mobiliser soi-mĂȘme en temps de paix (si j’ose dire) pour faire surgir dans une sociĂ©tĂ© qui a ses habitudes et ses maniĂšres de penser quelque chose d’anormal ». On imagine que Schaeffer lui-mĂȘme, au milieu de tout cela, avait quelque chose d’un gourou. « J’ai aimĂ© aussi son inquiĂ©tude », rapporte François Bayle, « c’était un dĂ©capage complet de procĂ©dure et de forme. Avec lui, on Ă©tait Ă  l’os de ce qu’on voulait dire » et il ajoute : « à l’endroit oĂč l’on ne sait pas trĂšs bien ce qu’on veut dire ou pas 11. » Le compte rendu de la rĂ©union du 1er juillet 1961 donne une idĂ©e de la dĂ©mesure du phĂ©nomĂšne : « si nous prenons les choses au niveau de la recherche fondamentale, nous dĂ©couvrons une autre idĂ©e : la dĂ©marche expĂ©rimentale peut ĂȘtre appliquĂ©e Ă  des zones oĂč n’étaient de mise, jusqu’à prĂ©sent, que des dĂ©marches esthĂ©tiques. » La frontiĂšre entre recherche et crĂ©ation doit donc tomber, et le service de la recherche sera Ă  la fois un laboratoire et un formidable atelier de crĂ©ation 12.

Si les frontiĂšres entre recherche et crĂ©ation peuvent peut-ĂȘtre finir par s’estomper, celles entre le scientifique et l’artiste ne tombent pas aussi facilement. D’une part, Schaeffer revendique une certaine confiance dans le matĂ©rialisme scientifique, et perçoit trĂšs bien la nĂ©cessitĂ© pour l’art de cette apprĂ©hension du rĂ©el 13, d’autre part, il connaĂźt tout autant les limites de cette vision matĂ©rialiste. Le problĂšme du rapport entre connaissance et crĂ©ation, entre objet et musical, entre matĂ©riau et structure, hante Schaeffer. Il Ă©crira mĂȘme Ă  la fin du TraitĂ©: « Le principal dĂ©faut de cet ouvrage est d’ĂȘtre restĂ© seul. Plus de six cent pages consacrĂ©es aux objets pĂšsent sur un plateau de la balance. Pour rĂ©tablir l’équilibre, l’auteur aurait dĂ» produire aussi un TraitĂ© des organisations musicales d’un poids Ă©quivalent 14. » L’organisation musicale, c’est Ă©videmment la composition. Son enseignement au Conservatoire de Paris, Ă  partir de 1968, portera sans doute la marque de cette difficulté : « J’ai multipliĂ© les mises en garde aux dĂ©butants qui ne sont que trop tentĂ©s de construire des « musiques d’objet » ou d’appliquer les critĂšres d’analyse du sonore Ă  des structures musicales 15. »

Au delĂ  de sa formation religieuse, de son engagement dans le scoutisme, et de son accointance avec Gurdjieff, Pierre Schaeffer a aussi probablement vĂ©cu son aventure musicale comme une passion personnelle de trĂšs haute valeur spirituelle. « Le mystĂšre de la musique, qui reste grand et dont personne n’a vraiment approchĂ©, se voit confrontĂ© avec le mystĂšre mĂȘme de la connaissance, c’est Ă  dire de l’expĂ©rience humaine, dans tous les sens du mot 16. » Dans De la musique concrĂšte Ă  la musique mĂȘme, il parle de « la double dĂ©marche que demande toute initiation : une connaissance de l’objet, une prĂ©paration du sujet » (p. 263-264). Dans un entretien avec Martine Cadieu paru en 1966, on lit ces lignes, prĂ©monitoires de ce qui fera la conclusion du TraitĂ©: « L’art n’est que le sport de l’homme intĂ©rieur. Tout art qui n’y tend pas est inutile et nuisible. Il existe une technique spirituelle comme il existe une technique corporelle et les deux sont liĂ©es. Comme le sport, l’art est un travail sur soi-mĂȘme 17. » Schaeffer aurait-il alors abandonnĂ©, en dĂ©laissant la composition, ce « travail intĂ©rieur », au profit des sirĂšnes ou du tourbillon de l’activitĂ© sociale et de son analyse ? Un dĂ©chirement apparaĂźt dans les lignes poignantes qu’il Ă©crit lors de la publication en disque de son Ɠuvre de compositeur :

« La trouvaille et les adieux n’ont en commun que l’absence, la dĂ©sertion plutĂŽt : l’auteur, terrifiĂ© par ce qu’il avait trouvĂ© vers les annĂ©es 1948, s’y remit pourtant vers les annĂ©es 1958 mais en 1960, il se condamna sans appel, prĂ©fĂ©rant dĂ©sormais le bruit de ses paroles Ă  ces bruits auxquels il avait pourtant, le premier, donnĂ© la parole. Ce disque est donc un testament – ou plutĂŽt un tombeau oĂč l’auteur a murĂ©, avec un regret avouĂ© mais cruel, tout un destin, inachevĂ©, Ă  vrai dire jamais vraiment commencĂ©, de musicien possible 18. »

Le « traumatisme » de Donaueschingen, oĂč OrphĂ©e 53 reçoit un accueil digne des grands scandales de l’histoire de la musique, n’est sans doute pas pour rien dans cette mise Ă  distance de l’activitĂ© de compositeur. L’ambition de la piĂšce, qui voulait porter l’électroacoustique aux dimensions de l’opĂ©ra Ă©tait sans doute dĂ©mesurĂ©e par rapport Ă  la maturitĂ© de la technique de la musique concrĂšte. Schaeffer a-t-il gardĂ© quelque ressentiment de cette expĂ©rience malheureuse, en pleine pĂ©riode de sĂ©rialisme triomphant ? Ou ne fait-il que cultiver son esprit critique ? Toujours est-il qu’il n’est pas tendre avec la musique de ses contemporains, dont il va jusqu’à fustiger « le style merdique », accusant leur Ɠuvre de « jaillir des modes, des pressions, des snobismes », de participer Ă  des « cĂ©rĂ©monies en gĂ©nĂ©ral factices » 19. Le dĂ©but des entretiens avec Marc Pierret est Ă©difiant Ă  ce sujet. Tous les compositeurs d’une gĂ©nĂ©ration dont il est l’aĂźnĂ© de plus de dix ans passent au vitriol avec une assurance qui peut agacer. Seul Pierre Henry, malgrĂ© les brouilles, et peut-ĂȘtre Cage – pour des raisons bien particuliĂšres 20 – trouvent quelques grĂąces Ă  ses oreilles, survivent Ă  « l’ennui ». Il n’est peut-ĂȘtre pas surprenant, dĂšs lors, que Schaeffer se retrouve sur des positions assez proches de celles qu’Adorno dĂ©fendait aussi dans les annĂ©es soixante. On peut, au fond, comprendre ce que leur trajectoire peut avoir de commun, malgrĂ© tout ce qui les sĂ©pare. Tous les deux avaient une vocation difficile de compositeur. Tous les deux ont Ă©tĂ© les apĂŽtres d’une certaine idĂ©e de la modernitĂ©. Tous les deux Ă©taient malgrĂ© tout profondĂ©ment enracinĂ©s dans une culture humaniste. Tous les deux ont analysĂ© les effets de l’art de masse
 À trop cultiver la luciditĂ© sur leur temps, ils n’étaient sans doute plus Ă  mĂȘme d’en aimer le mouvement avec l’indulgence de celui qui s’y livre sans mesurer.

Schaeffer Ă©crit qu’ « une des grandes lois de l’art tient Ă  un balancement du sens et du non-sens, de la novation et de la communication  21 ». Ce mouvement de balancier – dont on peut bien imaginer Ă  quel point il l’a vĂ©cu lui-mĂȘme – tout autant que l’enracinement dans une haute culture, le mettent dans la position de celui qui en appelle au classicisme, si ce n’est au romantisme, au milieu d’un champ esthĂ©tique baroque pour ne pas dire maniĂ©riste. La « remise en cause », la « rĂ©invention », la « dĂ©couverte » ne sont qu’un temps de la conscience artistique. Ce serait encore croire Ă  l’Histoire, Ă  un messianisme qu’il est conscient d’avoir incarnĂ©. « On m’a (
) crĂ©ditĂ© d’une mission historique : introduire le bruit dans la musique. Je me vante plutĂŽt du contraire : d’avoir dĂ©couvert, dans le son musical, la part de bruit qu’il contenait, et qu’on persiste Ă  ignorer 22. » C’est cette mĂ©taphore du bruit qui revient Ă  la fin du TraitĂ© des objets musicaux, et qui nous engage, en Ă©cho Ă  une citation de Heidegger sur « l’impensé » des grands ouvrages, sur leur part de « jamais encore pensé », Ă  relire le projet de Schaeffer bien au delĂ  de ses apports « techniques » : « À l’opposĂ© du signe, Ă©mis avec intention, Ă  l’opposĂ© aussi du « bruit de fond » ou du parasite, le bruit est une trace indiscrĂšte de ce qu’on aimerait volontiers cacher. Le compositeur voudrait affirmer son propos. Il se rĂ©vĂšle par son bruit. »

La recherche de l’essentiel, de la vĂ©ritĂ©, qui fut peut-ĂȘtre plus fondamentale qu’on ne le pense pour toute une gĂ©nĂ©ration Ă©cartelĂ©e entre tant d’idĂ©ologies contradictoires, n’est-ce pas cela, bien au delĂ  d’une simple admiration pour Bach et l’idĂ©al de « l’inspiration » et des « structures anciennes » 23 qu’il faut entendre dans Bilude, primitivement intitulĂ©e Éternels regrets – ou Le clavier mal tempĂ©ré ? Schaeffer, en faisant dialoguer par intermittence l’interprĂ©tation vivante du DeuxiĂšme prĂ©lude de la cinquiĂšme Suite française et ses avatars Ă©lectroacoustiques, force notre Ă©coute Ă  un exercice de distanciation musicale certes plein « d’ironie », mais tout Ă  fait fondamental. La couverture du TraitĂ© illustrait dĂ©jĂ  l’essence de la recherche schaefferienne en proposant les images superposĂ©es d’une partition, de la photographie d’un violon, et d’une reprĂ©sentation du « signal ». À travers ces divers « états » de notre apprĂ©hension du rĂ©el, comment opĂ©rer la synthĂšse essentielle du « musical » ? Contrairement Ă  l’outillage descriptif Ă  laquelle on la cantonne trop souvent, l’Ɠuvre de Pierre Schaeffer engage la thĂ©orie de la musique Ă  ne pas se satisfaire de descriptions partielles.

  1. Pierre Schaeffer, A la recherche d’une musique concrùte, Paris, Seuil, 1952.
  2. Alexandre KojÚve, Les peintures concrÚtes de Kandinsky (1936), Bruxelles, La letttre volée, 2001.
  3. « (
) le vĂ©ritable nouveau visage de la musique [est] dans la musique des « ondes Ă©thĂ©rĂ©es » [c’est-Ă -dire le Theremin et les ondes Martenot] et dans la musique pour Radio. (
) Un appareil de musique radioĂ©lectrique n’aura de vĂ©ritable intĂ©rĂȘt esthĂ©tique que s’il cherche Ă  dĂ©gager sa propre personnalitĂ©, Ă  mettre en valeur ses qualitĂ©s spĂ©cifiques, Ă  crĂ©er, comme dit le poĂšte, un frisson nouveau » (CƓuroy, AndrĂ©, Panorama de la musique contemporaine (nouvelle Ă©dition revue et commentĂ©e), Ă©ditions Kra, Paris, 1928/1930, pp. 216-219).
  4. Dans : François Bayle (Ă©d.), Pierre Schaeffer, l’Ɠuvre musicale, Paris, INA-GRM/SĂ©guier, 1990, p. 13.
  5. Vers une musique expérimentale, La Revue musicale, n° 236, 1957, p. 8.
  6. Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, essai interdisciplines, Paris, Seuil, 1966, pp. 112-156.
  7. Ibid., p. 270.
  8. De l’expĂ©rience musicale Ă  l’expĂ©rience humaine, op. cit. p. 19.
  9. Ibid., p. 23.
  10. Pierre Schaeffer, GenĂšse des simulacres, Paris, Seuil, 1970, p. 299.
  11. Martine Cadieu, À l’écoute des compositeurs, Paris, Minerve, 1992, p. 160.
  12. L’histoire trĂšs complexe du GRM a Ă©tĂ© dĂ©crite par Évelyne Gayou, dans son livre : GRM : Le Groupe de recherches musicales, cinquante ans d’histoire, Paris, Fayard, 2007.
  13. « Avant de faire ses choix, le musicien ne saurait, pas plus que l’architecte, ignorer les propriĂ©tĂ©s de ses matĂ©riaux, et il a intĂ©rĂȘt, Ă  ce stade, Ă  ce que son examen soit le plus clairvoyant et impartial possible », Pierre Schaeffer, De la musique concrĂšte Ă  la musique mĂȘme, Paris, MĂ©moire du livre, 2002, p. 281.
  14. Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1967, p. 663.
  15. De la musique concrĂšte Ă  la musique mĂȘme, op. cit., p. 279.
  16. De l’expĂ©rience musicale Ă  l’expĂ©rience humaine, p. 10.
  17. Martine Cadieu, op. cit., p. 123.
  18. De l’expĂ©rience musicale Ă  l’expĂ©rience humaine, op. cit., p. 43.
  19. Marc Pierret, Entretiens avec Pierre Schaeffer, Paris, Belfond, p. 29.
  20. « Un jour, il m’a dit qu’il Ă©tait fils de pasteur et qu’il ne s’était jamais tout Ă  fait dĂ©barrassĂ© d’une vocation possible. [
] Cette rĂ©vĂ©lation m’a Ă©clairĂ© sur la sympathie instinctive qu’il m’a toujours inspirĂ©e » (ibid., p. 27).
  21. De l’expĂ©rience musicale Ă  l’expĂ©rience humaine, op. cit., p. 160. Il ira jusqu’à l’écrire dans une formule mathĂ©matique : crĂ©ation x diffusion = cste.
  22. De la musique concrĂšte Ă  la musique mĂȘme, op. cit., p. 278.
  23. Selon les termes d’Antoine GolĂ©a, cf. Pierre Schaeffer, l’Ɠuvre musicale, op. cit., p. 104.
© Ircam-Centre Pompidou, 2010


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