Chaya Czernowin, comment ĂŞtes-vous devenue la compositrice de HIDDEN ?

Je suis convaincue que nous ne sommes pas le produit de notre seule formation ou de notre parcours, mais aussi et surtout de ce qui vient Ă  nous dans le cours normal de la vie : des chocs, qui nous secouent, et peuvent nous modeler. Je pourrais mentionner trois expĂ©riences qui ont marquĂ© mon imaginaire musical. La première remonte Ă  mon adolescence : j’avais dix-neuf ans, j’étudiais la musique en IsraĂ«l, et j’ai eu l’occasion de voir en spectacle le grand danseur de Butoh Kazuo Ohno. Il allait vers ses soixante-dix ans et nous a offert trois heures de danse qui m’ont littĂ©ralement hypnotisĂ©e, mĂŞme si je n’y comprenais pas tout. C’était une danse insolite, sur des musiques parfois inattendues â€“ et je me souviens d’un passage oĂą l’on entendait le PrĂ©lude de Tristan und Isolde. Il Ă©tait habillĂ© en femme et toutes les parties de son corps Ă©taient en mouvement, infime et lent â€“ mais chacune suivait une trajectoire singulière, comme indĂ©pendante les unes des autres, si bien qu’on ne pouvait jamais percevoir la globalitĂ© du geste. Depuis, j’ai utilisĂ© cette danse comme modèle pour ma musique â€“ en intĂ©grant au discours de multiples processus que l’oreille ne peut apprĂ©hender comme un geste unique et limpide. Le deuxième choc, c’était des annĂ©es plus tard, en Indiana, aux États-Unis. J’étais assise Ă  cĂ´tĂ© d’un grand lac gelĂ©, dont la glace commençait Ă  craquer sous l’effet du redoux. En se brisant, elle produisait un fracas phĂ©nomĂ©nal, un son si profond, qui couvrait toute l’étendue du lac, et que l’on ne pouvait en aucune manière prĂ©voir ou prĂ©dire. On avait parfois l’impression que l’on pouvait « voir Â» le bruit courir Ă  la surface du lac, puis sauter dans l’espace comme provenant d’un tout autre endroit. C’était fascinant. Je me souviens m’être demandĂ©e : « Ă€ quoi bon composer de la musique : tout est lĂ  ! Il suffit d’écouter, c’est plus beau encore que ma propre musique ne pourrait l’être dans mes rĂŞves les plus fous. Â» Le troisième choc dont je voudrais parler est d’une nature tout Ă  fait diffĂ©rente. Il remonte Ă  ma rĂ©sidence au Festival de Lucerne, l’an dernier, Ă  l’occasion de laquelle j’ai eu la chance d’entendre une rĂ©trospective de ma musique. Personne n’ose jamais en parler rĂ©ellement, mais le lieu intĂ©rieur d’oĂą le compositeur s’adresse Ă  son public potentiel, est un lieu très intime â€“ si intime que j’ai longtemps tâchĂ© d’en exclure le public, de m’abstraire de son existence pour composer. Mais l’an dernier, Ă  Lucerne, j’ai pu rencontrer de nombreuses personnes qui comprenaient ma musique le plus naturellement du monde, quasi viscĂ©ralement, malgrĂ© sa complexitĂ©. Ces discussions ont bouleversĂ© ma vision de mon travail : comme au sommet d’une haute montagne, j’ai pris conscience du chemin parcouru, pendant de si longues annĂ©es, et j’ai pu voir oĂą ce chemin pouvait me mener. Je me suis sentie en confiance, pour m’exprimer directement de ce lieu intĂ©rieur dont je parlais tout Ă  l’heure, et pour le transcender : Ă©crire de ce point de vue prospectif est une expĂ©rience essentielle. VoilĂ  trois expĂ©riences de natures très diffĂ©rentes, mais chacune porte en elle une part de ma pensĂ©e artistique, et toutes ont contribuĂ© Ă  l’état d’esprit qui a prĂ©sidĂ© Ă  la composition de HIDDEN.

Poursuivons par une question un peu dĂ©licate : avez-vous le sentiment que votre nationalitĂ© israĂ©lienne se reflète dans votre musique ?

Sans doute ! Par exemple, l’une de mes tendances naturelles serait de rechercher toujours le contraste et la plus grande clartĂ©, et j’ai le sentiment que c’est lĂ  un aspect de mon caractère qui vient de mon pays natal. IsraĂ«l a immensĂ©ment changĂ© depuis mon enfance, mais l’IsraĂ«l auquel je fus fière, par le passĂ©, d’appartenir est un IsraĂ«l de culture très dialectique â€“ mĂŞme la nature y est très contrastĂ©e, toute de franches oppositions : quand le soleil se couche, c’est d’un coup. Mais ce n’est lĂ  qu’une des facettes de ma musique : l’univers d’un artiste peut s’expliquer de diverses manières, qui n’ont pas toutes trait Ă  la nationalitĂ© : il y a tant de diffĂ©rences entre un Ravel et un Debussy, entre un Grisey et un Murail ! Si j’identifie IsraĂ«l comme mon point de dĂ©part, je me suis affranchie depuis. J’appartiens Ă  la gĂ©nĂ©ration des enfants de la guerre. Nos parents ayant Ă©tĂ© persĂ©cutĂ©s parce qu’ils Ă©taient juifs, nous avons Ă©tĂ© Ă©levĂ©s dans la conviction que l’individu existe avant tout par lui-mĂŞme et que son dĂ©veloppement, en tant qu’être humain, est essentiel. La nationalitĂ© est secondaire. Et si je suis encore très liĂ©e sentimentalement Ă  mon pays natal, comme Ă  tous les endroits oĂą j’ai vĂ©cu, je ne crois pas aux tendances nationalistes ou religieuses â€“ dont je suis par nature très suspicieuse. Une grande partie de notre travail, en tant qu’artiste et en tant qu’être humain, est de se libĂ©rer de lĂ  d’oĂą on vient, pour trouver une plus grande libertĂ© de mouvement : si on Ă©coute HIDDEN, on entendra tout sauf une musique israĂ©lienne.

Sur la page consacrĂ©e aux extraits audio de votre site internet : « Ă€ Ă©couter au casque, et assez fort Â» : pourquoi ?

D’abord parce que je ne veux pas qu’on Ă©coute ma musique sur les haut-parleurs de piètre qualitĂ© d’un ordinateur : mon travail porte sur le son lui-mĂŞme et sa physicalitĂ©, et les sons très faibles y sont si essentiels ! Je veux donc qu’on l’écoute soit avec de bonnes enceintes, soit au casque. Et je veux qu’on l’écoute assez fort, parce que ma musique de ces dernières annĂ©es navigue souvent dans des zones très calmes â€“ des couches de sons quasi inaudibles, de « blanc sur blanc Â», aux limites de notre perception. Au reste, cette indication apparaĂ®t Ă©galement sur mes CD, mĂŞme lorsque ma musique est forte ! Il est très important que tout s’écoute au mĂŞme volume, mĂŞme lorsqu’arrivent les pics d’intensitĂ©, pour bien apprĂ©cier les contrastes dynamiques. C’est aussi un aspect sur lequel j’insiste, mĂŞme dans la salle de concert â€“ y compris dans le cadre de mon travail avec l’électronique...

Avec HIDDEN, vous revenez Ă  l’Ircam pour la seconde fois après Winter Songs I: Pending Light (2003), mais vous pratiquez l’informatique musicale depuis près de vingt ans, dans diverses institutions spĂ©cialisĂ©es : quelle est votre dĂ©marche dans le cadre de ce travail-ci ?

Jusqu’ici, dans mes Ĺ“uvres avec Ă©lectronique, l’informatique musicale faisait certes partie intĂ©grante de la composition â€” elle pouvait gĂ©rer la spatialisation ou mettre en avant certains aspects de la composition â€”, mais elle n’apportait pas un contrepoint, ou une prĂ©sence musicale distincte de celle des instruments. Avec HIDDEN, l’électronique fait partie du discours, et de la manière dont il s’articule : la pièce n’aurait aucune substance sans elle.

Comment approchez-vous un nouvel outil ?

Je ne vais pas Ă  la dĂ©couverte de nouveaux outils. Cela n’entre ni dans mon processus crĂ©atif ni dans mon mode de pensĂ©e. Je procède avec l’outil informatique de la mĂŞme manière qu’avec une pièce acoustique : je dĂ©couvre d’abord le propos de la pièce que je veux Ă©crire, je l’approfondis, et j’utilise ensuite tout ce qui est Ă  ma disposition pour l’explorer plus avant. Je suis totalement ignorante de tout ça. Ce n’est pas de la fausse modestie. En outre, ce n’est pas mon domaine : je ne suis pas une exploratrice de l’ingĂ©nierie ou de la programmation. J’affirme en revanche ĂŞtre une exploratrice du langage et des concepts compositionnels. C’est pourquoi j’ai besoin d’aide : une aide qui connaĂ®t les logiciels, les anciens comme les nouveaux, et les maĂ®trise pour les mettre au service de mon discours â€“ et non l’inverse.

C’est donc lĂ  qu’intervient le rĂ©alisateur en informatique musicale (RIM) : avez-vous le sentiment qu’une mĂŞme Ĺ“uvre, rĂ©alisĂ©e avec deux RIM diffĂ©rents, serait identique ?

Sincèrement : oui. Je ne pense pas qu’une pièce comme HIDDEN sonnerait très diffĂ©remment si elle Ă©tait rĂ©alisĂ©e dans un autre contexte. L’œuvre serait la mĂŞme, tout simplement parce que, avec la multitude de paramètres sur lesquels on joue, l’image d’une Ĺ“uvre n’est jamais rĂ©ellement finie. Mais les relations internes entre ces paramètres, le rĂ©seau de correspondances qu’ils tissent, ne pourraient quant Ă  eux ĂŞtre plus clairs et nets. L’infĂ©rence de ces diverses relations est pensĂ©e (par moi) de manière très approfondie. Ne nous trompons pas, je sais pertinemment quels types de son je recherche. Je ne me laisse pas impressionner par ce qu’un logiciel peut faire. Celui-ci n’est qu’un instrument, et n’a aucune incidence sur la philosophie, complexe et profonde, de la composition et sur le discours.

Pour HIDDEN, vous travaillez avec Carlo Laurenzi : comment se passe le travail ?

C’est un jusqu’au-boutiste, qui s’est engagĂ© très tĂ´t et Ă  plein dans le projet, alors mĂŞme que je commençais Ă  peine la composition. Il est le premier Ă  avoir vu la partition â€“ je la lui scannais, la lui envoyais, et on en parlait ensuite, pendant des heures. C’est la première fois que je fais l’expĂ©rience d’une telle collaboration. Je lui fais toute confiance quant aux solutions techniques qu’il propose â€“ il connaĂ®t si bien les outils, et a une oreille si fine dans le domaine de l’électronique. Il n’y a pas de limite Ă  la qualitĂ© de l’expression : tout peut toujours ĂŞtre mieux dit. C’est une conversation inlassablement ouverte. L’idĂ©e musicale que j’ai en tĂŞte est rarement une image nette, et la discussion permet de se poser les bonnes questions. Exactement comme un photographe : on fait le point sur l’image ; quand le point est fait, on dĂ©couvre que les couleurs pourraient ĂŞtre mieux rendues ; une fois les couleurs satisfaisantes, on dĂ©couvre qu’un autre cadre pourrait encore amĂ©liorer l’impression gĂ©nĂ©rale, et ainsi de suite. Et l’on dĂ©couvre que l’image qu’on recherche est en rĂ©alitĂ© un peu diffĂ©rente de celle qu’on pensait chercher â€“ mĂŞme si elle met toujours en lumière l’idĂ©e musicale de dĂ©part.

Chaya Czernowin, vous avez souvent recours Ă  des mĂ©taphores visuelles lorsque vous parlez de votre musique : quelle mĂ©taphore utiliseriez-vous pour dĂ©crire HIDDEN ?

Imaginez que vous ĂŞtes sous l’eau, et que vous considĂ©rez le paysage sous-marin qui vous entoure : c’est un paysage fourmillant de multiples dĂ©tails, mais rien d’urgent ne s’en dĂ©gage. Personne ne crie, il n’y a lĂ  aucun signe qui pourrait soudain attirer votre attention. Vos sens sont en Ă©veil car tout est en train de changer, constamment. Les algues dansent doucement, certains poissons vont et viennent, d’autres sont quasi immobiles, ne bougeant que très rarement, et on ne s’aperçoit mĂŞme pas de leur disparition, tant leurs mouvements sont infimes. Ă€ cause du poids de l’eau, Ă  cause de la lenteur des mouvements que le milieu implique, rien n’est brutal, aucun Ă©vĂ©nement n’apparaĂ®t vĂ©ritablement dramatique. Dans HIDDEN, c’est justement cela qui est « cachĂ© Â» : tout le drame, tout ce qui peut s’imposer Ă  nous. C’est un panorama sonore dont on distingue de plus en plus de dĂ©tails â€“ comme si on nous apprenait Ă  le regarder Ă  mesure qu’on le contemple.

Pourquoi mettre un titre si « discret Â» en majuscule ?

En effet, pourquoi le mettre en avant s’il est cachĂ© ? Intituler ainsi la pièce me paraissait plus intĂ©ressant que de lui trouver un titre poĂ©tique, qui appellerait une sĂ©rie d’associations d’idĂ©es. « HIDDEN Â» dĂ©signe Ă  la fois une catĂ©gorie d’objets et ma quĂŞte pour les rĂ©vĂ©ler. Au reste, c’est une catĂ©gorie d’objet qui peuple notre quotidien. Par exemple, lorsque quelqu’un vous parle : bien sĂ»r, vous entendez ce qu’il dit, mais je suis toujours Ă  l’affĂ»t du non-dit derrière le dit, ce non-dit qu’on peut percevoir dans la manière dont il s’assoit, dont il bouge, dont il dit la chose. Tout un langage du corps qui peut trahir les motivations du propos, ou mĂŞme, tout simplement, ce que la personne a rĂ©ellement voulu dire, qui peut ĂŞtre tout Ă  fait diffĂ©rent de ce qu’on a entendu.

En voyant le titre, en majuscule, on peut penser aux bandeaux « CENSURɠ».

Exactement. Et nous allons soulever ce bandeau.

Pourquoi Ă©crire un quatuor Ă  cordes, cette formation qui peut paraĂ®tre si galvaudĂ©e et fermĂ©e, aujourd’hui ?

C’est justement en s’emparant d’une formation aussi fermĂ©e, qu’on a les meilleures chances de la rĂ©volutionner de l’intĂ©rieur. Quand une barrière se prĂ©sente en travers de notre chemin, de deux choses l’une : soit on est obĂ©issant, soit on y voit une opportunitĂ© de transgression.

Voudriez-vous rĂ©vĂ©ler le quatuor « cachĂ© Â» derrière le quatuor ?

C’est une manière Ă©lĂ©gante de le dire. Je le considère parfois comme quatre voix solistes, parfois comme un orchestre, parfois comme un panorama... Le quatuor n’est pas pour moi une conversation entre quatre musiciens. Ce n’est pas une entitĂ© humaine : je le traite comme un phĂ©nomène constituĂ© de quatre voix composĂ©es de mĂ©tal, de peau, de bois et de textures variĂ©es avec lesquelles on peut jouer (entre les doigts et les cordes, l’archet et les cordes, etc.). Le quatuor est un vaste cosmos. Et le quatuor de HIDDEN est bien plus vaste que celui que l’on voit sur scène â€“ s’y ajoutent par exemple les sons prĂ©enregistrĂ©s, mixĂ©s et synthĂ©tisĂ©s en amont.

Quel est le rĂ´le de l’électronique ?

Tout d’abord, l’électronique fait du lieu sous-marin explorĂ© un vĂ©ritable lieu gĂ©ographique, pour faire de l’expĂ©rience musicale une expĂ©rience de cet espace subaquatique : on peut y aller et venir et l’auditeur a le sentiment de s’y mouvoir. Cet espace ne changera pas au cours de la pièce, tous les sons passeront par lui. Pour cela, nous utilisons trois types de haut-parleurs que nous manipulons pour que certains sonnent normalement, d’autres soient assourdis â€“ comme des voix venant de derrière d’au-dessus de l’eau â€“ et d’autres encore soient Ă  moitiĂ© assourdis â€“ comme si les sons nous provenaient de l’intĂ©rieur d’une vaste caverne Ă  l’entrĂ©e de laquelle nous nous trouverions. Cela suppose un vaste travail de spatialisation, qui donne l’impression d’un paysage physique, presque palpable : Ă  un moment du quatuor, on croise ainsi un rocher, que l’on va considĂ©rer sous diffĂ©rents points de vue. Ensuite, l’électronique met en avant des dĂ©tails aux limites de nos perceptions. Je reprendrais ici en guise d’exemple l’expĂ©rience du lac gelĂ© dont je parlais au dĂ©but de notre entretien : de très lentes vibrations, que l’on ne ressent pas comme des hauteurs, mais qui donnent une sorte de gravitĂ© au son, envahiront l’espace, en glissant doucement. Je travaille Ă©galement sur le concept de vides, c’est-Ă -dire le silence ou plutĂ´t les silences de diffĂ©rentes natures. Imaginons par exemple un premier silence : ce serait par exemple le silence enregistrĂ© juste avant l’investiture de Barack Obama. Nous sommes donc en extĂ©rieur, et on entend cet espace du dehors, et toute la foule heureuse et silencieuse, qui attend solennellement. Imaginons Ă  prĂ©sent un second silence : ce serait le calme qui tombe, la nuit venue, sur un petit village. Ces deux silences sont très diffĂ©rents l’un de l’autre Ă  l’oreille, et dès lors que l’on peut les travailler tous deux, dès lors qu’on les mixe ou les mĂŞle, qu’on passe de l’un Ă  l’autre, ou qu’on les rend de plus en plus puissants (en volume), on s’aventure dans une vĂ©ritable terra incognita musicale...

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.

©Ircam-Centre Pompidou

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