Jesper Nordin, vous dĂ©veloppez depuis plusieurs annĂ©es maintenant une application pour tĂ©lĂ©phone et tablette de votre invention, appelĂ©e « Gestrument Â», qui occupe une place centrale dans votre processus compositionnel. Pourriez-vous nous dĂ©crire cette application ?

C’est très difficile Ă  expliquer par des mots : on ne peut vraiment bien saisir de quoi il s’agit qu’en en faisant l’expĂ©rience. Dit simplement, Gestrument vous permet de contrĂ´ler un ensemble instrumental tout entier par un simple geste, un peu Ă  la manière d’un compositeur/chef. C’est une grille musicale dynamique, qui permet de diriger l’ensemble, tout en dĂ©finissant des gestes diffĂ©rents pour chaque Ă©lĂ©ment du tout.
Produire de la musique avec un Ă©cran tactile a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© fait de diverses manières par diverses personnes. Mais ce que personne n’avait fait, c’était d’intĂ©grer le rythme : soit c’était un continuum, soit c’était un rythme unique Ă  la fois. Avec Gestrument, je peux paramĂ©trer un rythme par instrument, avec autant de variĂ©tĂ© qu’une Ă©chelle de hauteur ou une mĂ©lodie. On peut contrĂ´ler la pulsation et le tempo, mais aussi la « densitĂ© Â» de la pulsation, ce qui permet une gestion bien plus fine du rythme â€“ et mĂŞme une forme d’alĂ©atoire.
Gestrument se prĂ©sente sous la forme d’un graphique, les hauteurs en ordonnĂ©es et les rythmes en abscisses, que les doigts vont pouvoir parcourir. De lĂ , on peut dĂ©finir l’échelle des hauteurs et les motifs rythmiques qu’on veut utiliser... Et on peut ensuite Ă©crire pour plusieurs instruments d’un coup, en posant son doigt sur la tablette. Chaque instrument « interprète Â» le point dĂ©signĂ© par le doigt Ă  sa manière (qu’on aura paramĂ©trĂ©e en amont).
Quant aux dynamiques, on peut dĂ©jĂ  ajuster la nuance avec un deuxième doigt ou en jouant sur la pression des doigts sur l’écran. Et l’on peut aussi jouer avec plusieurs doigts. Mais, mĂŞme en ne jouant qu’avec un seul doigt, les diffĂ©rences de paramĂ©trage (les Ă©chelles de hauteurs â€“ qui peuvent aussi ĂŞtre des sĂ©ries, ou des mĂ©lodies que l’on peut parcourir d’un bout Ă  l’autre, ou seulement en partie â€“, les motifs rythmiques, les ambitus) pour chaque instrument, permettent de concevoir une vĂ©ritable polyphonie, voire un contrepoint. C’est la finesse et la souplesse du paramĂ©trage qui fait la richesse et la puissance de ce principe de base, pourtant très simple. Ensuite, tout est affaire d’expĂ©rience. De manière très empirique, je peux me laisser surprendre et façonner un matĂ©riau que je ne savais pas aimer, ou que je ne connaissais pas auparavant : non seulement on entend immĂ©diatement le rĂ©sultat, mais celui-ci est codĂ© directement en MIDI, ce qui permet de le retranscrire immĂ©diatement et de travailler avec.
Après avoir mis au point l’outil, j’ai d’ailleurs constatĂ© des choses très amusantes, auxquelles je n’avais pas songĂ© en le dĂ©veloppant. Selon la manière dont on le paramètre, on peut approcher tous les styles musicaux imaginables : jazz, free-jazz, techno, quatuor Ă  cordes ou mĂŞme musique indienne (ce ne sera pas exactement un raga, mais ce n’en sera pas si loin). C’est convaincant !

Comment cette application et votre usage de cette application ont-ils Ă©voluĂ© ?

Gestrument est au cĹ“ur de mon processus compositionnel depuis de nombreuses annĂ©es et les pièces commandĂ©es par l’Ircam ont Ă©tĂ© cruciales dans son dĂ©veloppement ! Emerging from Currents and Waves est l’une des premières Ĺ“uvres dans le cadre desquelles j’ai trouvĂ© un moyen de vĂ©ritablement intĂ©grer les aspects performatifs de Gestrument â€“ c’est-Ă -dire ne pas l’utiliser seulement pour mes besoins propres lors de la composition, mais le mettre Ă©galement dans les mains du soliste et du chef.

Avez-vous des retours d’autres utilisateurs de cette application, et ĂŞtes-vous parfois surpris de ces usages ?

L’entreprise que j’ai bâtie autour de cette technologie Gestrument a rĂ©cemment Ă©tĂ© rebaptisĂ©e Reactional Music, et se concentre Ă  prĂ©sent sur l’utilisation du noyau logiciel â€“ ce mĂŞme noyau logiciel qui permet de gĂ©nĂ©rer de la musique â€“ dans le cadre de la conception de jeux vidĂ©o et d’autres applications interactives. Cette poussĂ©e vers l’univers du jeu vidĂ©o est menĂ©e par une lĂ©gende du milieu, Kelly Sumner, ancien Directeur gĂ©nĂ©ral ou PrĂ©sident des studios qui ont sorti des jeux comme Grand Theft Auto, Guitar Hero ou Fallguys. Avec son aide, nous nous efforçons de mettre la musique des jeux vidĂ©o au mĂŞme niveau technique que leurs aspects visuels, domaines dans lesquels on est passĂ© depuis longtemps du codage pur et dur Ă  des systèmes gĂ©nĂ©ratifs et procĂ©duraux.

Étant personnellement complètement ignare en matière de jeux vidĂ©o, j’avoue que ça a Ă©tĂ© une surprise totale ! Gestrument vous aide Ă  gĂ©nĂ©rer du matĂ©riau musical, mais comment approchez-vous l’élaboration d’une structure ? Qu’en est-il d’Emerging from Currents and Waves ?

Emerging from Currents and Waves est la pièce la plus vaste que j’ai composĂ©e Ă  date, que ce soit en termes de durĂ©e (la version originale durait 75 minutes) ou en termes d’avancĂ©e technologique et de dĂ©veloppement du dispositif. Composer une pièce comme celle-lĂ  est un dĂ©fi très diffĂ©rent, puisqu’il y a de nombreux enjeux Ă  prendre en compte Ă  chaque instant â€“ tout, de la manière d’inclure l’électronique Ă  la composition au niveau le plus fondamental, aux considĂ©rations pratiques de placement des capteurs de mouvement et jusqu’à la mise en page de la partition pour permettre au chef de tourner les pages tout en dirigeant et en contrĂ´lant l’électronique en temps rĂ©el. Je dirais toutefois que mon approche de la forme de cette pièce a Ă©tĂ© plus ou moins la mĂŞme que d’habitude : j’avais une idĂ©e assez vague de ce Ă  quoi je voulais aboutir, puis j’ai gĂ©nĂ©rĂ© une grande quantitĂ© de matĂ©riau qui me semblait aller dans le bon sens, et j’ai enfin laissĂ© ce matĂ©riau me guider â€“ parfois dans une direction totalement inattendue...

Avec cette pièce, vous semblez plus que jamais tirer votre inspiration des Ă©volutions de la technologie et de leurs implications sociĂ©tales : votre situation est assez unique car vous ĂŞtes actif Ă  la fois du cĂ´tĂ© artistique et du cĂ´tĂ© technologique. Avez-vous le sentiment d’embrasser une vision plus large ? Comment envisagez-vous l’intĂ©gration de cet outil qu’est la technologie dans le processus de crĂ©ation ? Comme intĂ©grer la technologie Ă  un univers poĂ©tique tel que la musique ?

Cette question nĂ©cessiterait un livre entier ! Un premier Ă©lĂ©ment de rĂ©ponse serait de dire que la technologie, pour moi, est Ă  la fois la « bĂ©quille Â» sur laquelle je m’appuie pour m’aider Ă  composer (je suis venu Ă  la musique classique sur le tard et n’ai appris Ă  lire et Ă©crire une partition qu’après mes 20 ans) en mĂŞme temps qu’une sorte de partenaire d’improvisation, grâce auquel je peux Ă©prouver mes idĂ©es et obtenir des rĂ©sultats que je ne me serais pas attendu Ă  aimer.

Vu sous cet angle, le titre de votre pièce, Emerging from Currents and Waves, peut avoir plusieurs significa- tions (les courants et vagues peuvent ĂŞtre ocĂ©aniques, mais aussi Ă©lectriques ou magnĂ©tiques, et tant d’autres choses) : quels en sont les plus pertinentes pour vous ?

Je n’ai pas l’habitude de composer des musiques programmatiques en tant que telles, je ne dirais donc pas que certaines significations sont plus « correctes Â» que d’autres. Mais je crois que la perspective d’un futur oĂą la technologie et l’humanitĂ© pourront se fondre en une potentielle Intelligence Artificielle est grisante, tout Ă  la fois terrifiante et immensĂ©ment intĂ©ressante. Ă€ cet Ă©gard, les courants et vagues font rĂ©fĂ©rence Ă  l’origine organique de la vie dans les ocĂ©ans autant qu’aux signaux Ă©lectroniques susceptibles de donner vie Ă  une « chose Â» dont nous ne connaissons rien encore.

Quelle place cette pièce occupe-t-elle dans votre corpus ?

C’est indubitablement mon œuvre la plus importante à ce jour. Avoir la possibilité de travailler avec des orchestres, des solistes, des chefs, à ce niveau, pour concrétiser un projet de cette magnitude est une occasion formidable, et je pense que cette pièce représentera toujours une étape importante dans mon cheminement artistique.

Qu’en est-il de l’artistique, justement : cette pièce tĂ©moigne-t-elle selon vous d’une Ă©volution dans votre approche de la composition ?

Il est toujours compliquĂ© de dĂ©crire son propre dĂ©veloppement artistique, mais je dirais que j’accueille avec plus de facilitĂ© de nombreux aspects liĂ©s Ă  mes racines musicales. J’ai toujours utilisĂ© des Ă©lĂ©ments de musique traditionnelle populaire et de rock dans ma propre musique, mais j’avais toujours des sentiments ambivalents lorsque ma musique s’éloignait de trop d’une certaine « autoroute contemporaine Â». Ces dernières annĂ©es, j’ai le sentiment d’être moins gĂŞnĂ© et de pouvoir davantage me laisser aller dans diffĂ©rentes directions au sein d’une mĂŞme pièce â€“ que ce soit un univers sonore plus cru, plus bruitĂ©, ou au contraire une mĂ©lodie plus simple, presque jolie.

Emerging from Currents and Waves se prĂ©sente sous les atours d’un concerto pour clarinette et orchestre : comment avez-vous traitĂ© le format spĂ©cifique qu’est le dialogue concertant entre un soliste et l’orchestre ?

Quand j’ai commencĂ© Ă  envisager cette pièce, c’était sous la forme d’un concerto pour clarinette (Emerging), qui naissait entre un premier et un dernier mouvement (Currents et Waves), lesquels pouvaient ĂŞtre considĂ©rĂ©s comme des concertos pour chef. J’avais aussi dans l’idĂ©e que cette pièce pourrait ĂŞtre modulaire, et qu’il serait possible d’en interprĂ©ter certaines parties indĂ©pendamment des autres, sans l’orchestre entier et sans tout l’attirail technique. Deux des trois mouvements existent donc dans des versions plus rĂ©duites â€“ intitulĂ©es Emerge et Wave. Cela a rendu possible la reprise par un certain nombre d’orchestres de ces parties de la pièce, dans diffĂ©rentes versions. La version créée ce soir en est encore une nouvelle. LĂ  oĂą la version originelle durait 75 minutes, celle-ci a Ă©tĂ© rĂ©duite Ă  45 minutes.

©Ircam-Centre Pompidou

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