Parcours de l'Ĺ“uvre de Ernst Krenek

par Alain Poirier

Tenter d’appréhender l’œuvre de Krenek renvoie à deux types de difficultés : un catalogue d’un compositeur prolixe de près de deux cent cinquante partitions – sans compter plus d’une centaine d’œuvres achevées ou non et sans numéro d’opus – et une production étalée sur plus de soixante-dix ans rendent compte de l’ampleur de l’œuvre et de sa grande diversité stylistique. De fait, Krenek a traversé la plupart des mouvements esthétiques qui ont marqué le XXe siècle, des retombées de l’expressionnisme au néoromantisme, du néoclassicisme à l’adoption de la série schoenbergienne, jusqu’au sérialisme des années cinquante ou aux œuvres mixtes pour instrument et bande. Si cette exceptionnelle perméabilité lui a permis de s’exprimer dans une grande variété stylistique, notamment grâce à une réelle maîtrise du contrepoint et de l’orchestration, elle a pour corollaire une diversité stylistique, sinon une forme de versatilité qui nuit incontestablement à une réelle unité de l’œuvre.

Krenek a abordĂ© tous les genres consacrĂ©s, auxquels il est restĂ© fidèle toute sa vie, avec sept sonates pour piano, huit quatuors Ă  cordes, cinq symphonies, de nombreux concertos, une production importante de Lieder et d’œuvres chorales, et une vingtaine d’opĂ©ras dont il signe lui-mĂŞme le livret pour la plupart. Plus que tout autre, le corpus des huit quatuors Ă  cordes, Ă©talĂ© entre 1921 et 1980, suffirait Ă  illustrer les diffĂ©rentes phases de l’écriture de Krenek, depuis l’atonalitĂ© libre (n° 2 et 3), le nĂ©oclassicisme (n° 4) et le nĂ©oromantisme (n° 5) jusqu’aux diverses applications de l’écriture dodĂ©caphonique ou sĂ©rielle (n° 6 - 8). Krenek reste nĂ©anmoins, et malgrĂ© lui, comme Ă©tant l’auteur de Jonny spielt auf, son plus cĂ©lèbre opĂ©ra saluĂ© dans les annĂ©es vingt par un succès considĂ©rable qui l’a propulsĂ© sur la scène internationale. Plus important historiquement que musicalement, cet ouvrage a contribuĂ© Ă  figer l’image du compositeur, rĂ©gulièrement citĂ© sans que l’on connaisse rĂ©ellement ni sa musique, ni son parcours. Pourtant, les quelque cinquante annĂ©es de pratique dodĂ©caphonique et sĂ©rielle ont donnĂ© lieu Ă  des Ĺ“uvres d’un intĂ©rĂŞt certain, parallèlement Ă  une somme d’écrits sur la composition dignes de ceux de Hindemith ou de Schoenberg.

Les années vingt ou l’éclectisme

Au cours de ses annĂ©es d’études avec Schreker, commencĂ©es Ă  Vienne et poursuivies Ă  Berlin, Krenek se dĂ©tache progressivement du nĂ©oromantisme de son maĂ®tre, notamment après avoir dĂ©couvert les Grundlage des linearen Kontrapunkts (Fondements du contrepoint linĂ©aire, 1917) d’Ernst Kurth qui ont bouleversĂ© son orientation et son approche de la composition en lui faisant prendre conscience que la musique correspondrait moins au sentiment et Ă  l’instinct qu’à « l’autonomie d’un système de flux d’énergie imposant ses propres règles Â». On peut voir dans cette orientation autant le goĂ»t toujours prononcĂ© de Krenek pour un discours polyphonique dense et prolixe que sa prĂ©dilection pour une certaine dimension abstraite de la musique, deux caractĂ©ristiques qui qualifieront la majeure partie de son Ĺ“uvre. De son propre aveu, cette position lui permettra de prendre ses distances avec le postromantisme de Schreker, le rapprochera des « principes radicaux Â» de Busoni, Erdmann, Schnabel et Scherchen avec lesquels il se liera rapidement Ă  Berlin, et le convaincra de s’orienter vers l’atonalitĂ©. Ses premières Ĺ“uvres traduisent la combinaison pour de grandes formes longuement dĂ©veloppĂ©es avec une Ă©criture chargĂ©e (Quatuors Ă  cordes n° 1 et 2, Symphonie n° 1). La Deuxième symphonie (1922), de proportions imposantes, est l’une de ses Ĺ“uvres les plus touffues de cette Ă©poque, parallèlement Ă  ses premiers essais scĂ©niques avec l’opĂ©rette Der Sprung ĂĽber den Schatten dans laquelle il introduit le fox-trot et un jazz turbulent qui le conduira Ă  l’éclectisme stylistique de Jonny spielt auf.

Autant marquĂ©e par le Pulcinella de Stravinsky que par la musique insouciante des Six français ou encore le jazz Ă©dulcorĂ© de Paul Whiteman, l’écriture, certes brillante et habile, de Krenek se rĂ©vèle rapidement plus futile que subtile, oscillant entre une vocalitĂ© puccinienne et un jazz Ă  la mode. Jonny spielt auf, crĂ©Ă© avec un Ă©norme succès en 1927, et repris sur une cinquantaine de scènes en Europe, apparaĂ®t comme l’un des modèles du Zeitoper (opĂ©ra d'actualitĂ©), mĂŞlant les Ă©lĂ©ments modernes (radio, tĂ©lĂ©phone, locomotive, etc.) au contrepoint Ă  partir de danses Ă  la mode (shimmy, charleston), et relĂ©guant au second plan les questions existentielles du personnage de Max, le compositeur "savant", au profit du rĂ´le de Jonny, le violoniste noir d’un jazz-band. Jonny, dont les photomontages annoncent les productions cinĂ©matographiques de l’époque (Berlin, Symphonie d’une grande ville de Ruttmann, 1927), reste une Ĺ“uvre trĂ©pidante et caractĂ©ristique des utopies de la RĂ©publique de Weimar. Quant au recours Ă  un jazz Ă  la mode, consistant selon Krenek « Ă  trouver un mode de communication largement intelligible Â», il a autant contribuĂ© Ă  la popularitĂ© de l’ouvrage qu’à son inscription dans une Ă©poque et dans un quotidien aujourd’hui très datĂ©s. C’est aussi, entre autres, pour ces mĂŞmes raisons que Krenek figurera dix ans plus tard sur la sinistre liste des « compositeurs dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s Â» dressĂ©e par les Nazis Ă  la fin des annĂ©es trente.

Krenek poursuit dans le domaine de l’opĂ©ra avec une trilogie d’ouvrages en un acte, Ă  la fois dans le sillage de ceux de Puccini et d’Hindemith, et anticipant sur les opĂ©ras miniatures de Milhaud et d’Hindemith avec Der Diktator et Das geheime Königreich (« Le Royaume secret Â», 1926) et Schwergewicht oder Die Ehre der Nation (« Poids lourd ou L’honneur de la nation Â», 1927) mĂŞlant les thèmes mĂŞlĂ©s du pouvoir politique et de l’érotisme (Le Dictateur prend explicitement modèle sur le personnage de Mussolini). Il s’agit d’une Ă©volution d’autant plus remarquable que Krenek Ă©tait jusque lĂ  un lĂ©gitimiste favorable aux Habsbourg. Respectivement intitulĂ©s « opĂ©ra tragique Â», « opĂ©rette burlesque Â» et « opĂ©ra fĂ©Ă©rie Â», ils illustrent la mĂŞme capacitĂ© de Krenek Ă  s’exprimer dans des contextes diffĂ©rents, sinon opposĂ©s, maniant avec virtuositĂ© le kalĂ©idoscope stylistique et prĂ´nant un style vocal qui se veut plus mĂ©lodique et donc plus accessible pour le public. Après Leben des Orest, « grand opĂ©ra » en cinq actes (1928), Krenek est Ă  la recherche d’une plus grande unitĂ© dramatique imposĂ©e par le sujet mĂŞme, empruntĂ© Ă  la mythologie grecque.

La parenthèse nĂ©oromantique, principalement illustrĂ©e par le cycle des vingt Lieder du Reisebuch aus den österreichischen Alpenop. 62 calquĂ© sur le Winterreise schubertien, constitue sa phase la moins originale, comme si le retour Ă  une simplicitĂ© d’écriture et Ă  une tonalitĂ© limpide, non sans ironie, constituait un antidote aux Ĺ“uvres prĂ©cĂ©dentes avant de s’engager dans l’écriture dodĂ©caphonique.

Les relations suivies qu’entretient Krenek avec Berg et Webern – dont il publiera un recueil d’esquisses en 1978 –, la lecture assidue des Ă©crits de Karl Kraus et le rĂ´le d’Adorno ont Ă©tĂ© dĂ©terminants pour l’inscription de l’œuvre musicale dans les nĂ©cessitĂ©s sociales et esthĂ©tiques de son Ă©poque. La correspondance entre Krenek et Adorno montre en effet Ă  quel point le premier oriente dĂ©libĂ©rĂ©ment sa pensĂ©e dans la mouvance schoenbergienne, alors que le second se montre souvent plus critique au sujet de Krenek lorsqu’il Ă©change avec Walter Benjamin.

L’adoption de la série dodécaphonique

Les premières Ĺ“uvres reprĂ©sentatives du dodĂ©caphonisme de Krenek, l’opĂ©ra Karl V op. 73 (1933) et le Sixième Quatuor (1934) proche de Webern et de Berg dans le dĂ©veloppement continu des cinq mouvements enchaĂ®nĂ©s (commentĂ© par Leibowitz dans son Introduction Ă  la musique de douze sons), marquent un tournant aussi important stylistiquement qu’essentiel dans l’œuvre de Krenek. L’opĂ©ra, probablement son Ĺ“uvre scĂ©nique la plus importante, s’inscrit volontairement dans le contexte de la montĂ©e du national-socialisme et s’appuie notamment sur les Ă©crits de Benjamin sur le Trauerspiel qu’il cite dans son article « Conception artistique et scientifique de l’histoire Â» (1935). Contemporain de la composition du MoĂŻse et Aaron de Schoenberg, Karl V est le premier opĂ©ra de Krenek intĂ©gralement composĂ© dodĂ©caphoniquement, confrontant l’empereur Charles Quint (rĂ´le chantĂ©) Ă  son confesseur (rĂ´le parlĂ©). L’originalitĂ© de la dramaturgie tient dans la division de la scène en deux plans distincts, prĂ©sentant simultanĂ©ment l’action et son commentaire, Ă  partir d’évĂ©nements fragmentaires de la vie de l’empereur jusqu’à son abdication, dans un dĂ©roulement privilĂ©giant les flashbacks, influencĂ©s par le montage cinĂ©matographique, avec d’illustres personnages (Martin Luther, François 1er, Francisco Borgia, le sultan Soliman, le pape ClĂ©ment VII), le rĂ´le du moine intervenant comme intermĂ©diaire entre les Ă©vĂ©nements reprĂ©sentĂ©s et le public. Dans le projet de Krenek, l’Empereur devait provoquer la prise de conscience et le sursaut du catholicisme autrichien comme la seule alternative politique au national-socialisme. Le sujet historique avait Ă©tĂ© choisi par Krenek en 1930 pour rĂ©pondre Ă  une commande de l’OpĂ©ra de Vienne après avoir Ă©tĂ© impressionnĂ© par le Christophe Colomb de Milhaud-Claudel (1928) dont le rĂ´le titre annonçait la mĂŞme mission de pacification chrĂ©tienne que celle qu’incarnera Charle Quint.

La partition achevée en 1933 a été interdite de représentation à Vienne et n’a été créée qu’en juin 1938 à Prague (elle ne sera donnée à l’Opéra de Vienne qu’en 1984). Au moment de la création, Krenek avait déjà quitté l’Europe pour les États-Unis, immédiatement après la proclamation de l’Anschluss.

Les écrits théoriques de Krenek

Krenek a abondamment publiĂ© parallèlement Ă  la composition, tantĂ´t en annonçant certains procĂ©dĂ©s d’écriture, tantĂ´t explicitant ceux-ci dans des Ĺ“uvres antĂ©rieures. La première caractĂ©ristique concerne son goĂ»t pour les relations entre musique et mathĂ©matiques qu’il dĂ©veloppe dès Ăśber neue Musik (1937, traduit et rĂ©visĂ© en 1939 : Music Here and Now) oĂą il rĂ©flĂ©chit Ă  une thĂ©orie musicale axiomatique. Ensuite, il traite de la technique dodĂ©caphonique en examinant les propriĂ©tĂ©s remarquables de la sĂ©rie, notamment celles fondĂ©es sur le miroir ou la symĂ©trie, dans le prolongement des prĂ©occupations de Berg. Mais il argumente surtout sur la conception motivique de la sĂ©rie dans le chapitre « sĂ©rie et Ă©chelle Â», oĂą il tente un parallèle avec le chant grĂ©gorien dans lequel il identifie une conception motivique et la prĂ©sence de formes en miroir. De lĂ , un leitmotif de la pensĂ©e de Krenek Ă©tablissant une constante relation Ă  l’histoire, fĂ»t-elle lointaine, et se rĂ©fĂ©rant Ă  des modèles historiques pour justifier les approches modernes de la composition. C’est lĂ  le sens de la remarque d’Adorno Ă  Benjamin quand il relève « d’excellentes choses dans sa partie technique Â» mais qui « au chapitre des idĂ©es esthĂ©tiques me plaĂ®t moins que tout lorsqu’il s’approprie Ă  sa façon certaines de nos choses Ă  nous Â» (25 avril 1937). Ă€ noter qu’a Ă©tĂ© Ă©voquĂ© entre eux Ă  cette Ă©poque le projet d’écrire en commun un traitĂ© de musique dodĂ©caphonique.

Le traitĂ© de contrepoint dodĂ©caphonique que Krenek publie en 1940 (Studies in Counterpoint, based on the Twelve-Tone Technique) pose comme prĂ©alable la rĂ©flexion de Schoenberg sur l’IdĂ©e induisant l’unitĂ© de l’œuvre : la sĂ©rie est d’essence motivique et assure l’homogĂ©nĂ©itĂ© de la composition. Dans le sillage de sa lecture de l’ouvrage de Kurth, Krenek rĂ©affirme la primautĂ© de la linĂ©aritĂ© sur l’harmonie, tout en prĂ©cisant que « la maĂ®trise du contrepoint strict (Palestrina) est recommandĂ©e, sinon indispensable Â». De façon caractĂ©ristique, Krenek donne en appendice un aperçu de sĂ©ries symĂ©triques, organisĂ©es en deux hexacordes dont le second est le renversement du premier, ainsi que de sĂ©ries « tous-intervalles Â», renvoyant respectivement sans les citer Ă  Webern et Ă  Berg. Si la proximitĂ© amicale de Krenek avec les deux compositeurs depuis le dĂ©but des annĂ©es trente et l’étude approfondie de leurs Ĺ“uvres a incontestablement nourri cet Ă©crit important, la rĂ©fĂ©rence Ă  la musique d’un Palestrina provient de son nouvel intĂ©rĂŞt pour le contrepoint ancien qui ne fera que s’accentuer par la suite.

La lecture d’un article important de Richard S. Hill, « Schoenberg’s Tone-Rows and the Tonal System of the Future Â» (Musical Quarterly, 1936) avait permis Ă  Krenek de rĂ©flĂ©chir aux liens entre l’ancienne polyphonie et la sĂ©rie dodĂ©caphonique. Hill, partant de la difficultĂ© Ă  comprendre la musique dodĂ©caphonique de Schoenberg au travers de l’articulation entre les sĂ©ries retenues, prĂ©conise notamment une approche modale en maintenant la prĂ©sence audible de fondamentales telle qu’il la constate chez BartĂłk et Stravinsky, au contraire de la musique de Schoenberg. S’inspirant des travaux de Golyscheff, Eimert ou encore des « tropes Â» de Hauer, Hill pointe le manque d’organisation fonctionnelle de la sĂ©rie qui doit pouvoir accĂ©der au statut de « mode fonctionnel Â» : « le mode doit ĂŞtre utilisĂ© pour Ă©tablir les lignes contrapuntiques (comme Ă  l'Ă©poque mĂ©diĂ©vale), ou une succession d’“harmonies”, ou des segments de la sĂ©rie, les notes de ces segments Ă©tant constamment associĂ©es les unes aux autres. Â» (Schoenberg rĂ©agira lui-mĂŞme Ă  cet article dans « La sĂ©rie schoenbergienne Â», 1936, Le Style et l’IdĂ©e).

Il est Ă©vident que la notion de polarisation Ă  partir d’une conception modale de la sĂ©rie dĂ©clenche chez Krenek une rĂ©flexion sur la cohĂ©rence du matĂ©riau dodĂ©caphonique. C’est en 1943 qu’il expose sa thĂ©orie de la « rotation Â» (de « New Developments in the Twelve-tone Technique Â» Ă  « Extents and Limits of Serial Techniques Â», 1960), consistant en une forme de permutation circulaire Ă  partir de la sĂ©rie originelle : « par rotation, nous entendons une procĂ©dure dans laquelle les Ă©lĂ©ments donnĂ©s d’une sĂ©rie changent systĂ©matiquement et progressivement leurs positions suivant un plan conçu sĂ©riellement. Â» Prenant pour exemple la sĂ©rie utilisĂ©e dans ses Lamentatio Jeremiæ Prophetæ (pour chĹ“ur mixte a cappella, 1941), il adopte une disposition en deux hexacordes dont un premier type d’engendrement donne lieu Ă  six modes qu’il qualifie de « diatoniques Â» (tous les modes rĂ©sulteront des mĂŞmes six sons prĂ©sentĂ©s diffĂ©remment), chaque premier son devenant le dernier de l’hexacorde suivant :

fa sol la sib réb mib 1 2 3 4 5 6
sol la sib réb mib fa 2 3 4 5 6 1
la sib réb mib fa sol 3 4 5 6 1 2
etc. etc.

Le troisième point concerne la dimension « modale Â» Ă  partir des motifs rĂ©currents, tout en privilĂ©giant la tendance très conjointe des sons Ă  l’intĂ©rieur de chaque hexacorde. DĂ©jĂ  dans le chapitre « SĂ©rie et Ă©chelle Â» de Music Here and Now, Krenek distinguait la sĂ©rie comme « une succession de motifs donnant un caractère Ă  la texture entière Â», et identifiait le mĂŞme phĂ©nomène dans le chant grĂ©gorien en dĂ©montrant l’existence de motifs de trois ou quatre sons et l’usage de formes en miroir. D’oĂą son intĂ©rĂŞt pour la permanence historique de formes musicales qu’il souhaitait retrouver dans la musique du XXe siècle.

La mise en regard du chant grĂ©gorien avec le travail dodĂ©caphonique sera poursuivie dans divers Ă©crits qui accompagneront notamment la composition du cycle Lamentatio Jeremiæ Prophetæ. L’écriture canonique et l’usage du cantus firmus seront les points mis en Ă©vidence par Krenek, Ă©tablissant le lien avec sa propre pratique sĂ©rielle dans l’étude des Ĺ“uvres d’Ockeghem auquel il a consacrĂ© des confĂ©rences et une Ă©tude remarquĂ©e (1953), prĂ©cĂ©dĂ©e d’un avertissement sur l’« intellectualisme Â» dont on accuse trop souvent le compositeur contemporain : « Quand il remarque que l'un des maĂ®tres vĂ©nĂ©rĂ©s du passĂ© est exposĂ© aux mĂŞmes attaques, il se sent une certaine solidaritĂ© avec son dĂ©funt collègue et essaie de trouver comment l'ami lointain a subi les effets nĂ©fastes de cette Ă©tiquette. Â»

Il continuera Ă  militer en faveur de l’écriture dodĂ©caphonique, prenant notamment appui sur l’analyse des motifs dans la Deuxième Sonate de Boulez (« Is the Twelve-Tone Technique on the Decline ? Â», 1953), dont il rapproche la technique de permutation de son propre principe de rotation. Dans « Extents and Limits of Serial techniques Â» (1960), il commente l’analyse de Ligeti de Structure Ia et compare Ă  nouveau les procĂ©dĂ©s de groupes de six sons utilisĂ©s par Stockhausen dans ses premiers KlavierstĂĽcke aux siens dans les rotations des Lamentations de JĂ©rĂ©mie. Krenek ne cessera ainsi jamais de rĂ©clamer son appartenance, voire son rĂ´le de pionnier, dans l’évolution de l’écriture sĂ©rielle, mĂŞme si les jeunes compositeurs ne le reconnaĂ®tront pas en tant que tel.

À un autre degré, les travaux de Krenek ont attiré l’attention de Stravinsky qu’il côtoyait régulièrement à Los Angeles après que le second avait adopté à son tour la série. On ne peut passer sous silence la relation entre les Lamentations de Jérémie de Krenek – la partition, que Stravinsky a étudiée minutieusement, n’est publiée qu’en 1957 –, et Threni composé l’année suivante, toujours sur les mêmes textes de Jérémie.

Prolongements et nouveaux horizons

Ă€ la fin des annĂ©es cinquante, Krenek poursuit sa rĂ©flexion sur la combinatoire sĂ©rielle et perfectionne le principe de rotation dans Spiritus Intelligentiae, Sanctusop. 152 (Oratorio de PentecĂ´te pour voix et sons Ă©lectroniques, 1955-1956) Ă  partir d’un matĂ©riau de treize sons dont il dĂ©taille la mise en Ĺ“uvre dans « Extents and Limits of Serial techniques Â» dans le paragraphe intitulĂ© « PrĂ©mĂ©ditĂ©, mais imprĂ©visible Â». De mĂŞme, le mĂ©canisme temporel dans Sestina op. 161 (soprano et orchestre, 1957) exploite la relation entre une forme poĂ©tique issue du XIIe siècle et sa mise en musique qui peut ĂŞtre qualifiĂ©e de « forme sĂ©rielle de poĂ©sie Â» grâce au principe de rotation : six strophes de six vers chacune dont l’ordre des derniers mots de chaque vers – Ă©voquant les notions de courant, de mesure, d’accident, de forme, de temps et de nombre – est calquĂ© sur les six rotations Ă  partir de l’hexacorde de base (des extrĂŞmes au centre) avant de retrouver la formule initiale (1 2 3 4 5 6 / 6 1 5 2 4 3 / 3 6 4 1 2 5 / 5 3 2 6 1 4 / 2 4 6 5 3 1 / 1 2 3 4 5 6) soit Ă  la fin de chaque vers : …Strom …Mass …Zufall …Gestalt …Zeit …Zahl / Zahl …Strom …Zeit …Mass … Gestalt …Zufall / etc. Dans une conception de gĂ©nĂ©ralisation sĂ©rielle, ces rotations affecteront Ă©galement les proportions rythmiques et la densitĂ© qu’il poursuivra dans les Motets d’après Kafka (1959). Krenek prolongera le mĂŞme mĂ©canisme temporel dans les Sechs Vermessenepour piano (1958) : « Ce titre allemand est un jeu de mots, puisque vermessen en allemand signifie “tout Ă  fait mesuré” ainsi que “prĂ©sumer” Â» (Krenek). On mentionnera encore le recours Ă  la sĂ©rie de Fibonacci « pour dĂ©terminer les zones de vitesse Â» dans Quaestio temporis (orchestre, 1959).

L’expérience électronique entreprise à Cologne en 1955 avec Herbert Eimert amène Krenek à composer quelques œuvres pour bande magnétique et surtout nombre d’œuvres mixtes, dont Instant remembered op. 201, pour soprano, récitant, orchestre et bande (sur un montage de textes de Krenek, Sénèque, Hopkins et Kraus, 1967-1968), Tape and doubleop. 207, pour deux pianos et bande (1970),Orga-Nastro op. 212 ou pour orgue et bande (1971).

*

Krenek aura souvent Ă©tĂ© un pionnier Ă  sa manière, dans le Zeitoper ou dans Karl V comme premier opĂ©ra dodĂ©caphonique, et plus encore dans ses Ă©crits thĂ©oriques sur la sĂ©rie conçue comme deux hexacordes porteurs d’une dimension modale, avec les dĂ©rivations par rotation qui enrichissent harmoniquement le matĂ©riau, ce bien avant les annĂ©es cinquante. Comme les idĂ©es thĂ©oriques d’un Hindemith (Unterweisung im Tonsatz, 1937) Ă©tablissant la polarisation d’une fondamentale dans n’importe quelle agrĂ©gat, celles de Krenek ont nourri la pensĂ©e de leurs successeurs après 1945 au moment de la recherche d’une dimension harmonique Ă  partir de la sĂ©rie.

Entre modalitĂ© et sĂ©rialisme, la position du compositeur n’a toutefois jamais Ă©tĂ© ni confortable, ni totalement reconnue. Comme il le formule lui-mĂŞme, « je suis le seul compositeur de ma gĂ©nĂ©ration qui ait pratiquĂ© complètement et continĂ»ment ce qu’on appelle le “sĂ©rialisme”, et on m’a blâmĂ© pour l’avoir fait, pour l’avoir fait trop tard et pour le faire encore Â» (Circling My Horizon). La pluralitĂ© stylistique qui marque son Ĺ“uvre a incontestablement jouĂ© dĂ©favorablement dans le cas de Krenek qui reste encore dans les mĂ©moires principalement comme le musicien turbulent de la RĂ©publique de Weimar.

© Ircam-Centre Pompidou, 2013


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